Les secrets du livre ancien révélés
Une approche archéologique du livre
Les secrets du livre ancien révélés
L’archéologie du livre
Les livres sont souvent considérés comme de simples écrins dans lesquels on présente des textes ou des recueils d’images. C’est ainsi qu’ils apparaissent dans les catalogues et qu’on les numérise... mais chaque volume, comme tout objet ancien, peut être regardé aussi comme un artefact archéologique.
Ceci est d’autant plus vrai que le livre n’est pas un objet immuable : au cours des siècles, il change de forme et de nature. Les ateliers qui l’impriment puis les relieurs qui façonnent les volumes utilisent des techniques et des outils qui évoluent. On le décore et on se l’approprie différemment selon chaque période et en fonction des goûts de chacun.
Chaque élément peut être étudié pour nous permettre de comprendre comment, quand et par qui il a été fabriqué... mais aussi comment il a été lu, conservé et apprécié par les générations successives de possesseurs et de lecteurs.
Paradoxalement, ces aspects ont été occultés par son contenu et il est grand temps d’apprendre à lire les indices et à découvrir les secrets de chaque tome.
La vie du livre
Chaque livre a ainsi sa propre existence, une véritable aventure au cours de laquelle il a dû échapper aux ravages du temps et aux lecteurs peu précautionneux. On peut reconstituer la vie tumultueuse des volumes en interprétant les indices qui nous renseignent sur leur création, leurs multiples transformations et la manière dont ils ont été utilisés et lus.
Les textes qu’ils contiennent nous renseignent sur les auteurs qui les ont écrits, les imprimeurs qui les ont produits et les libraires qui les ont publiés. Les annotations et les ex-libris manuscrits ou collés nous livrent, quant à eux, des détails sur leurs possesseurs.
Allons au-delà des mots. Scrutons la typographie, les décorations et illustrations, les habitudes des ateliers qui nous fournissent de précieux renseignements sur leur naissance. Voyons comment les soulignements, les salissures, les signets, mais également la reliure de chaque exemplaire nous permettent de reconstituer comment des générations de femmes et d'hommes l'ont utilisé.
Ces détails qui peuvent sembler muets deviennent rapidement parlants. En identifiant et en resituant chaque couche d’informations nouvelles, on peut, à la manière d’un archéologue lors d’une fouille, analyser les strates successives des interactions et projeter une lumière nouvelle sur cet objet extraordinaire.
La bibliothèque des Irlandais
La bibliothèque du Centre Culturel Irlandais regorge de volumes qui contiennent non seulement des textes fascinants remontant à plus d’un demi-millénaire, mais également de preuves discrètes des siècles de lecteurs et de possesseurs qui se sont succédé.
Les archives témoignent des règles strictes qui régissaient la bibliothèque au XIXe siècle pour préserver les livres des vols et qui ont permis à cette collection extraordinaire de survivre. En 1861, on stipulait qu’aucun livre ne pouvait être retiré de la bibliothèque sous peine d’exclusion perpétuelle...
Dans ce cadre, les volumes ont été parfaitement préservés et la bibliothèque est ainsi le lieu parfait où chercher les secrets cachés des livres anciens.
La fabrique du livre : identifier l’inconnu
La forme des lettres connut une forte évolution après l’invention de l’imprimerie. Si on reprit initialement la forme gothique des écritures manuscrites, on innova aussi dès le XVe siècle. Les créateurs de caractères imitèrent ainsi les lettres de l’épigraphie romaine et de la minuscule carolingienne. La typographie continua à évoluer notamment pour rendre les textes plus lisibles et pour s’adapter aux goûts contemporains.
En mesurant les lettres et en déterminant leurs formes et leurs particularités, il est ainsi souvent possible d’identifier l’atelier responsable de la création du texte. Leur dégradation au cours du temps est un indice particulièrement utile : des caractères s’abîmaient et devenaient ainsi uniques.
La mise en page des textes changea également. Les ateliers et les libraires modifièrent l’agencement du texte selon l’utilisation du livre, mais aussi pour répondre à des codes graphiques et visuels en évolution constante.
L’emploi de titres courants, de notes marginales et d’autres choix de mise en page étaient souvent propres à un atelier ou une ville et trahissent ainsi les origines d’un livre. Leur analyse est un outil particulièrement utile dans un contexte politique et religieux où la production d’impressions anonymes ou parées de fausses adresses devenait monnaie courante.
Comme toute bibliothèque de livres anciens, la collection du CCI détient des ouvrages ayant perdu leurs pages de titre. Couplée à une identification de l’œuvre, cette enquête matérielle permet de retrouver l’édition et son année de production. Si l’on peut procéder par élimination pour des textes ayant été peu imprimés, elle se révèle essentielle dans le cas d’ouvrages ayant connu de nombreuses impressions ou dans le cas de fragments qui laissent peu d’autres indices utiles.
Vive les erreurs
Les compositeurs qui travaillaient dans les ateliers dont sortaient les livres imprimés sont généralement méconnus. Ils ne signaient pas leur travail de leur nom, au contraire des maîtres imprimeurs pour qui ils œuvraient. Leur rôle n’en était pas moins fondamental : ce sont eux qui transféraient les textes des manuscrits aux formes prêtes à passer sous la presse, et ce sont leurs habitudes autant que le matériel dont ils se servaient qui rendaient les éditions reconnaissables.
Leur travail était souvent d’excellente qualité, mais ils étaient soumis à des contraintes de temps et d’atelier, et des erreurs se glissaient régulièrement dans leur travail. Ces maladresses sont aujourd’hui très précieuses : elles permettent d’entrapercevoir le fonctionnement des imprimeries. Les meilleures éditions faisaient l’objet de relectures avant le lancement du tirage entier – et les épreuves qui survivent montrent le travail intellectuel du correcteur, à l’affût des omissions, des inversions et des mauvaises lectures.
La plupart du temps ces versions sont perdues, mais parfois leur recyclage pour renforcer des reliures nous donne accès à ces témoignages fascinants.
Parfois, plutôt que d’attendre les corrections, on lançait l’impression et les erreurs se trouvent dans le texte. Lorsque c’était possible, on corrigeait discrètement en intervenant directement sur les feuilles déjà imprimées par le biais de papillons – de petits morceaux de papier sur lesquels on avait corrigé les erreurs. Lorsque l’erreur était trop grande, on la laissait telle quelle, la correction ne pouvant se faire sans compromettre toute la mise en page.
De tels choix nous permettent d’apprécier les arbitrages effectués au sein de chaque atelier et l’importance d’impératifs économiques qui dépassaient souvent ceux de la réalisation et de la mise en vente d’une édition qui serait textuellement parfaite.
Les textes dissimulés
Le recyclage des épreuves pour renforcer la reliure souligne une pratique traditionnelle dans le monde du livre, pouvant être source de nombreuses découvertes. La cherté du papier et du parchemin et leurs qualités matérielles encourageaient le réemploi des feuilles de texte que l’on ne souhaitait pas conserver. Cette réutilisation pouvait se faire dans des circonstances destructrices : servir à fabriquer des cornets pour des épices ou du tabac, par exemple.
Les livres nous révèlent parfois les vestiges de ces ouvrages dépiécés dans la reliure, tantôt découpés en lambeaux pour renforcer le dos, tantôt collés par fragments plus importants pour renforcer ou remplacer le cartonnage dont on se servait pour faire les plats. Selon la quantité de texte ainsi préservée, on peut parfois identifier des éditions anciennes qui ont été abandonnées pour des versions nouvelles considérées comme de meilleure qualité.
Dans ces cas-là, la datation même approximative de la reliure permet alors de comprendre quand on considérait une édition comme dépassée et permet ainsi d’établir sa durée de vie utile. Cette pratique permet aussi de comprendre que le livre n’avait pas un statut sacré et qu’on le remplaçait sans grands états d’âme.
Les textes de ces fragments sont parfois des témoins d’éditions aujourd’hui très rares, voire des vestiges d’ouvrages qui n’ont pas survécu ailleurs. On trouve ainsi dans un des volumes de l’exposition des bribes de vers du XVIe siècle dont on n’a pu identifier ni l’auteur ni l’œuvre d’origine.
Ces derniers témoins d’ouvrages qui ont circulé et ont peut-être été, à un moment, lus avec intérêt, peuvent laisser rêveur. On ne trouve ces fragments que lorsque les reliures sont abîmées – ils sont sinon recouverts par les couvrures et les pages de garde. À voir la grande quantité de volumes en parfait état de la bibliothèque, on en vient à se demander combien de textes restent invisibles, tapis dans les plats.
Lire la reliure
Si les reliures renferment de nombreux secrets, leur examen permet d’identifier de précieux indices quant à la création et à la vie du livre. Jusqu’au XIXe siècle, la plupart des reliures n’étaient pas fabriquées en série pour les éditeurs commerciaux, mais faites par des relieurs et des libraires qui vendaient les livres au détail.
Souvent, c’était au premier possesseur de décider le type de reliure qu’il souhaitait. Il pouvait ainsi choisir combien il voulait investir dans une structure solide avec de nombreux nerfs ou des coutures de qualité. Il devait aussi sélectionner la peau de la couvrure ainsi que les décorations qu’il désirait.
En résultent une grande variété de reliures de types et de qualités différents. Elles nous montrent les moyens financiers des possesseurs mais aussi leur attachement au texte, et nous donnent des indices quant à l’utilisation qu’ils souhaitaient en faire. Les particularités régionales et l’évolution des goûts font qu’elles sont également des indicateurs géographiques et chronologiques qui révèlent où le livre avait été acheté.
La transformation au cours du temps des bibliothèques des possesseurs a également laissé des traces sur les reliures. Au début de l’ère imprimée, les livres se posaient plat vers l’extérieur, avant d’être posés horizontalement, puis mis debout avec la tranche apparente, avant de les retourner pour les ranger comme on le fait désormais. On dut donc au cours du temps adapter les volumes à ces changements, en inscrivant le titre à des endroits différents et en retranchant ce qui gênait le rangement.
Plus que les décorations qui ont tant attiré le regard de par leur esthétisme, ce sont ces détails, comme celui de la manière dont les cahiers étaient cousus ensemble pour former le livre, qu’il faut analyser.
Le livre, un objet unique
La sélection et la fabrication des reliures ne sont pas les seules étapes qui rendent les volumes uniques. La vie du livre implique une interaction considérable avec les possesseurs et les lecteurs successifs laissant des traces que l’on peut chercher à comprendre.
Un possesseur pouvait être amené à augmenter son volume et ne pas se satisfaire d’avoir seulement le texte d’une édition telle qu’elle avait été pensée par l’éditeur commercial et vendue par le libraire détaillant. Lors de la reliure, on pouvait demander, par exemple, que l’on insère des feuilles supplémentaires pour permettre la prise de notes, l’insertion de commentaires ou l’ajout de textes manuscrits complémentaires en fin de volume.
Une pratique particulièrement répandue pendant les premiers siècles de l’imprimé était de constituer des recueils à partir de plusieurs éditions différentes. On achetait ainsi divers ouvrages que l’on rassemblait au sein d’une même reliure. Cela permettait de réduire les coûts, mais également de constituer des volumes qui protégeaient bien les textes. Naissait ainsi un objet unique fait de textes que l’on souhaitait préserver, et peut-être lire, ensemble.
On pouvait aussi retrancher des textes soit pour se conformer aux diktats de la censure, soit pour utiliser les passages enlevés dans d’autres volumes ou indépendamment.
Enfin, se pencher sur l’état d’un livre permet d’apprécier son utilisation. Les passages les plus lus sont repérables à la saleté des pages, là où les doigts des lecteurs ont le plus touché le papier. Les volumes les plus utilisés possèdent des reliures plus fatiguées. L’usure des cuirs et les coups portés aux coins trahissent à la fois l’enthousiasme pour le contenu et parfois aussi les conditions dans lesquelles ces ouvrages ont été avidement dévorés.
Elémentaire, mon cher Watson
Les traces laissées par les créateurs et les utilisateurs des livres au cours des siècles nous permettent de recréer une partie de leur histoire, qui a été jusqu’à aujourd’hui oubliée et dont la richesse a été ignorée. Tel un détective, il est possible d’exploiter les marques et autres indices laissés par mégarde ou par indifférence et révéler un monde du livre dont les textes ne font pas état. Que ce soit par la découverte d’exemplaires, d’éditions ou de textes révélés par des restes fragmentaires, ou par la reconstitution de l’interaction des lecteurs et possesseurs avec leurs livres, on voit émerger une face cachée de ces objets.
Une approche archéologique des volumes permet ainsi d’approfondir et d’apporter un nouveau contexte aux textes des livres. Face aux richesses déjà bien documentées de la bibliothèque, on peut en dévoiler d’autres, insoupçonnées, qui rendent ces ouvrages encore plus précieux et intéressants.
Au-delà des découvertes nouvelles, cette manière de regarder la collection met l’accent sur les particularités de chaque volume, et sur l’impact profond de l’appropriation des livres. Elle souligne l’intérêt et l’affection des lecteurs pour leurs volumes, comme en témoigne les ex-libris accompagnés de demandes de restitution en cas de perte. Mieux encore, cette mise en garde sur la page de titre d’une édition du début du XIXe siècle : « prêteurs sur gages, ce livre a été volé au chevalier Dillon » !
Responsabilité scientifique : Malcolm Walsby
Professeur d’Histoire du livre à l’Enssib
Directeur du Centre Gabriel Naudé
Boursier du Centre Culturel Irlandais
Photographies par Damien Boisson-Berçu
Petit glossaire de l’exposition
- Cahier : assemblage de feuilles emboîtées les unes dans les autres et attachées ensemble par le passage en leur centre d’un fil de couture
- Compositeur : personne qui assemble des caractères pour constituer le texte à imprimer
- Couvrure : matériau qui recouvre les plats et le dos du livre
- Ex-libris : inscription ou vignette apposée à l’intérieur d’un livre, qui signale le nom de son propriétaire
- Exemplaire : chaque copie d’un livre issue d’une édition donnée
- Plats : surface souvent en carton sur le dessus et le dessous du livre, qui donne sa rigidité à la reliure et protège le livre
- Tranche : bords apparents des feuillets d’un livre