Les secrets du livre ancien révélés

Une approche archéologique du livre

Les secrets du livre ancien révélés

L’archéologie du livre

Les livres sont souvent considérés comme de simples écrins dans lesquels on présente des textes ou des recueils d’images. C’est ainsi qu’ils apparaissent dans les catalogues et qu’on les numérise... mais chaque volume, comme tout objet ancien, peut être regardé aussi comme un artefact archéologique. 

Ceci est d’autant plus vrai que le livre n’est pas un objet immuable : au cours des siècles, il change de forme et de nature. Les ateliers qui l’impriment puis les relieurs qui façonnent les volumes utilisent des techniques et des outils qui évoluent. On le décore et on se l’approprie différemment selon chaque période et en fonction des goûts de chacun.

Chaque élément peut être étudié pour nous permettre de comprendre comment, quand et par qui il a été fabriqué... mais aussi comment il a été lu, conservé et apprécié par les générations successives de possesseurs et de lecteurs. 

Paradoxalement, ces aspects ont été occultés par son contenu et il est grand temps d’apprendre à lire les indices et à découvrir les secrets de chaque tome.


Volume allemand du XVIIe siècle avec des signets de gouttière
Volume allemand du XVIIe siècle avec des signets de gouttière

La vie du livre

Chaque livre a ainsi sa propre existence, une véritable aventure au cours de laquelle il a dû échapper aux ravages du temps et aux lecteurs peu précautionneux. On peut reconstituer la vie tumultueuse des volumes en interprétant les indices qui nous renseignent sur leur création, leurs multiples transformations et la manière dont ils ont été utilisés et lus.

Les textes qu’ils contiennent nous renseignent sur les auteurs qui les ont écrits, les imprimeurs qui les ont produits et les libraires qui les ont publiés. Les annotations et les ex-libris manuscrits ou collés nous livrent, quant à eux, des détails sur leurs possesseurs.

Allons au-delà des mots. Scrutons la typographie, les décorations et illustrations, les habitudes des ateliers qui nous fournissent de précieux renseignements sur leur naissance. Voyons comment les soulignements, les salissures, les signets, mais également la reliure de chaque exemplaire nous permettent de reconstituer comment des générations de femmes et d'hommes l'ont utilisé. 

Ces détails qui peuvent sembler muets deviennent rapidement parlants. En identifiant et en resituant chaque couche d’informations nouvelles, on peut, à la manière d’un archéologue lors d’une fouille, analyser les strates successives des interactions et projeter une lumière nouvelle sur cet objet extraordinaire.


La bibliothèque des Irlandais

La bibliothèque du Centre Culturel Irlandais regorge de volumes qui contiennent non seulement des textes fascinants remontant à plus d’un demi-millénaire, mais également de preuves discrètes des siècles de lecteurs et de possesseurs qui se sont succédé.

Les archives témoignent des règles strictes qui régissaient la bibliothèque au XIXe siècle pour préserver les livres des vols et qui ont permis à cette collection extraordinaire de survivre. En 1861, on stipulait qu’aucun livre ne pouvait être retiré de la bibliothèque sous peine d’exclusion perpétuelle... 

Dans ce cadre, les volumes ont été parfaitement préservés et la bibliothèque est ainsi le lieu parfait où chercher les secrets cachés des livres anciens.

Rules of the library, Archives du Collège des Irlandais
Rules of the library, Archives du Collège des Irlandais

La fabrique du livre : identifier l’inconnu

Caractères gros-romains gravés par Claude Garamond vers 1549 avec une graduation au dixième de millimètre
Caractères gros-romains gravés par Claude Garamond vers 1549 avec une graduation au dixième de millimètre

La forme des lettres connut une forte évolution après l’invention de l’imprimerie. Si on reprit initialement la forme gothique des écritures manuscrites, on innova aussi dès le XVe siècle. Les créateurs de caractères imitèrent ainsi les lettres de l’épigraphie romaine et de la minuscule carolingienne. La typographie continua à évoluer notamment pour rendre les textes plus lisibles et pour s’adapter aux goûts contemporains.

En mesurant les lettres et en déterminant leurs formes et leurs particularités, il est ainsi souvent possible d’identifier l’atelier responsable de la création du texte. Leur dégradation au cours du temps est un indice particulièrement utile : des caractères s’abîmaient et devenaient ainsi uniques.

La mise en page des textes changea également. Les ateliers et les libraires modifièrent l’agencement du texte selon l’utilisation du livre, mais aussi pour répondre à des codes graphiques et visuels en évolution constante. 

L’emploi de titres courants, de notes marginales et d’autres choix de mise en page étaient souvent propres à un atelier ou une ville et trahissent ainsi les origines d’un livre. Leur analyse est un outil particulièrement utile dans un contexte politique et religieux où la production d’impressions anonymes ou parées de fausses adresses devenait monnaie courante.

Comme toute bibliothèque de livres anciens, la collection du CCI détient des ouvrages ayant perdu leurs pages de titre. Couplée à une identification de l’œuvre, cette enquête matérielle permet de retrouver l’édition et son année de production. Si l’on peut procéder par élimination pour des textes ayant été peu imprimés, elle se révèle essentielle dans le cas d’ouvrages ayant connu de nombreuses impressions ou dans le cas de fragments qui laissent peu d’autres indices utiles. 

Identifier les vestiges d’un incunable
Identifier les vestiges d’un incunable

Ce livre du XVIe siècle en cache un second en son sein. L’analyse typographique permet d’identifier dans la reliure les restes de 32 pages d’une édition bâloise de la Cité de Dieu de saint Augustin imprimée en 1479. L’achat et l’agrémentation de cet incunable ornementé à la main représentèrent un investissement important pour son acquéreur. Pourtant, quelques décennies plus tard, dépassé par des éditions ultérieures, il était considéré comme tout juste bon à servir de cartonnage pour un autre ouvrage.

Jean Girard, Stichostratia epigrammaton centuriae quinque, Lyon : Macé Bonhomme, 1552

Un manuel très manipulé
Un manuel très manipulé

La bibliothèque est riche d’un grand nombre de livres anglais. Certains, comme celui-ci, ont souffert de l’intérêt que leur ont porté leurs possesseurs successifs. L’usage répété les a parfois abîmés, mais cela n’empêche pas leur identification. Dans ce cas, il s’agit d’un livre d’un mathématicien de la Renaissance sur le calcul des distances. Véritable manuel pratique, l’ouvrage avait vocation à servir à l’extérieur. L’état de cet exemplaire, qui n’a plus sa reliure d’origine, porte les traces de cet usage peu propice à sa bonne conservation.

William Bourne, The Treasure for the travailers, Londres : Thomas Woodcocke, 1578

Des impressions anonymes
Des impressions anonymes

Ces deux éditions reliées ensemble ne comportent aucune mention de leur imprimeur. Il est possible qu’il ne souhaitait pas être identifié dans une période difficile après le schisme religieux anglais : produire des livres pour les hérétiques était fort mal vu en France. Son identification, proposée ici pour la première fois, est d’autant plus intéressante qu’il s’agit du seul exemplaire connu de la seconde édition conservé dans une bibliothèque publique.

Hore beatissime virginis Marie secundum usum Sarum, et Here begynneth the pystels and gospels of every sonday and holy daye in the yere, Rouen : [Cardin I Hamillon], 1542

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Vive les erreurs

Les compositeurs qui travaillaient dans les ateliers dont sortaient les livres imprimés sont généralement méconnus. Ils ne signaient pas leur travail de leur nom, au contraire des maîtres imprimeurs pour qui ils œuvraient. Leur rôle n’en était pas moins fondamental : ce sont eux qui transféraient les textes des manuscrits aux formes prêtes à passer sous la presse, et ce sont leurs habitudes autant que le matériel dont ils se servaient qui rendaient les éditions reconnaissables.

Leur travail était souvent d’excellente qualité, mais ils étaient soumis à des contraintes de temps et d’atelier, et des erreurs se glissaient régulièrement dans leur travail. Ces maladresses sont aujourd’hui très précieuses : elles permettent d’entrapercevoir le fonctionnement des imprimeries. Les meilleures éditions faisaient l’objet de relectures avant le lancement du tirage entier – et les épreuves qui survivent montrent le travail intellectuel du correcteur, à l’affût des omissions, des inversions et des mauvaises lectures. 

La plupart du temps ces versions sont perdues, mais parfois leur recyclage pour renforcer des reliures nous donne accès à ces témoignages fascinants. 

Cuthbert Tonstall, Contra impios blasphematores Dei praedestinationis opus, Anvers : Joannes Withagius, 1555
Cuthbert Tonstall, Contra impios blasphematores Dei praedestinationis opus, Anvers : Joannes Withagius, 1555

Parfois, plutôt que d’attendre les corrections, on lançait l’impression et les erreurs se trouvent dans le texte. Lorsque c’était possible, on corrigeait discrètement en intervenant directement sur les feuilles déjà imprimées par le biais de papillons – de petits morceaux de papier sur lesquels on avait corrigé les erreurs. Lorsque l’erreur était trop grande, on la laissait telle quelle, la correction ne pouvant se faire sans compromettre toute la mise en page.

De tels choix nous permettent d’apprécier les arbitrages effectués au sein de chaque atelier et l’importance d’impératifs économiques qui dépassaient souvent ceux de la réalisation et de la mise en vente d’une édition qui serait textuellement parfaite.

Trop gros pour être corrigé
Trop gros pour être corrigé

Les maladresses de l’atelier d’imprimerie faisaient souvent l’objet de feuilles d’errata insérées à la fin du volume. Mais, dans ce cas, l’erreur était trop grande pour être corrigée de cette manière : le même tableau a malencontreusement été reproduit sur deux pages consécutives. On s’est manifestement aperçu de l’erreur avant l’impression, mais il était trop tard pour la réparer : cela aurait changé l’agencement de plusieurs pages. A la place, on fit insérer une mention dénonçant l’étourderie du typographe...

Maurice Bressieu, Metrices astronomicae libri quatuor, Paris : Pierre Le Voirrier pour Gilles Gourbin, 1581

Des papillons sur la page
Des papillons sur la page

L’exactitude était particulièrement importante dans les livres de nature scientifique. Dans cette cosmographie, lorsqu’on inversa les points cardinaux dans un schéma, on fut ainsi obligé d’imprimer de nouveau sur de petits morceaux de papier, appelés des papillons, les mentions que l’on devait alors découper et coller dans tous les exemplaires du tirage. On imagine aisément que ceux qui durent accomplir cette tâche laborieuse durent bien maudire le responsable de l’erreur !

Francesco Barozzi, Cosmographia in quatuor libros distributa, Venise : Grazioso Percacino, 1585

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Une comédie des erreurs
Une comédie des erreurs

Ce texte s’appuie sur les arguments de Copernic, Galilée et Kepler pour affirmer que la terre n’était qu’une planète parmi d’autres. L’impression est parsemée d’erreurs. On omit d’imprimer page 222 la gravure censée accompagner l’explication. 

John Wilkins, A discourse concerning a new planet tending to prove that'tis probable our earth is one of the planets, Londres : Richard Hearne pour John Maynard, 1640

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On fit alors réimprimer le feuillet en recomposant le texte avec l’image... mais au lieu de remplacer le feuillet erroné, on arracha le feuillet suivant : on a ainsi deux fois les pages 221-222, mais pas les pages 223-224 !

Les textes dissimulés

Willem Claeszoon Heda, "Nature morte avec des verres et du tabac", 1633, Museum of fine Arts, Boston, 2019.2090

Le recyclage des épreuves pour renforcer la reliure souligne une pratique traditionnelle dans le monde du livre, pouvant être source de nombreuses découvertes. La cherté du papier et du parchemin et leurs qualités matérielles encourageaient le réemploi des feuilles de texte que l’on ne souhaitait pas conserver. Cette réutilisation pouvait se faire dans des circonstances destructrices : servir à fabriquer des cornets pour des épices ou du tabac, par exemple.

Les livres nous révèlent parfois les vestiges de ces ouvrages dépiécés dans la reliure, tantôt découpés en lambeaux pour renforcer le dos, tantôt collés par fragments plus importants pour renforcer ou remplacer le cartonnage dont on se servait pour faire les plats. Selon la quantité de texte ainsi préservée, on peut parfois identifier des éditions anciennes qui ont été abandonnées pour des versions nouvelles considérées comme de meilleure qualité.

Dans ces cas-là, la datation même approximative de la reliure permet alors de comprendre quand on considérait une édition comme dépassée et permet ainsi d’établir sa durée de vie utile. Cette pratique permet aussi de comprendre que le livre n’avait pas un statut sacré et qu’on le remplaçait sans grands états d’âme.

Les textes de ces fragments sont parfois des témoins d’éditions aujourd’hui très rares, voire des vestiges d’ouvrages qui n’ont pas survécu ailleurs. On trouve ainsi dans un des volumes de l’exposition des bribes de vers du XVIe siècle dont on n’a pu identifier ni l’auteur ni l’œuvre d’origine. 

Ces derniers témoins d’ouvrages qui ont circulé et ont peut-être été, à un moment, lus avec intérêt, peuvent laisser rêveur. On ne trouve ces fragments que lorsque les reliures sont abîmées – ils sont sinon recouverts par les couvrures et les pages de garde. À voir la grande quantité de volumes en parfait état de la bibliothèque, on en vient à se demander combien de textes restent invisibles, tapis dans les plats.

Des vers inconnus
Des vers inconnus

On trouve caché dans le plat de reliure d’une édition parisienne de controverse catholique un fragment d’un imprimé anglais. Ceci suggère que le livre fut relié en Angleterre à un moment où la possession de ce type d’ouvrage aurait été dangereuse. Cependant c’est l’impression anglaise dans le plat qui retient le plus notre attention : les vers ne correspondent à aucun texte connu et constituent sans doute la dernière trace d’un ouvrage aujourd’hui perdu.

Martin Cromer, De falsa Lutheranorum sive evangelicorum nostri temporis et vera Christi religione libri duo, Paris : Guillaume Guillard et Amaury Warancore, 1560

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Des épreuves d’imprimerie
Des épreuves d’imprimerie

Chose exceptionnelle, les plats de reliure de ce volume contiennent le même texte que le livre qu’ils protègent. Le parchemin est en effet renforcé de pages d’épreuves pour l’édition du livre de Tonstall. On voit comment, suite à l’oubli d’un mot, le compositeur dut réarranger le texte, introduisant de nombreuses abréviations pour garder la mise en page finale. De tels fragments nous permettent de comprendre le travail des ateliers d’imprimerie et l’impact de la correction sur l’édition finale.

Cuthbert Tonstall, Contra impios blasphematores Dei praedestinationis opus, Anvers : Joannes Withagius, 1550

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Un plat macabre
Un plat macabre

Les relieurs faisaient feu de tout bois lorsqu’ils cherchaient des matériaux à recycler pour réduire les coûts de leurs reliures. Dans ce cas, l’impression réemployée est un peu lugubre : il s’agit d’un faire-part de décès avec un V orné qui rappelle le thème de la vanité. L’enterrement annoncé était celui d’un collègue libraire de Paris, installé dans la rue de la Barillerie sur l’île de la Cité. Sans doute le relieur avait-il été convié à l’événement et le faire-part gardé soigneusement pour être réutilisé...

Louis de Grenade, Le memorial de la vie chrestienne, Paris : C. de Bresche, 1631

Evolution dans la façon de ranger les livres à travers les siècles
Evolution dans la façon de ranger les livres à travers les siècles

Lire la reliure

Si les reliures renferment de nombreux secrets, leur examen permet d’identifier de précieux indices quant à la création et à la vie du livre. Jusqu’au XIXe siècle, la plupart des reliures n’étaient pas fabriquées en série pour les éditeurs commerciaux, mais faites par des relieurs et des libraires qui vendaient les livres au détail.

Souvent, c’était au premier possesseur de décider le type de reliure qu’il souhaitait. Il pouvait ainsi choisir combien il voulait investir dans une structure solide avec de nombreux nerfs ou des coutures de qualité. Il devait aussi sélectionner la peau de la couvrure ainsi que les décorations qu’il désirait.

En résultent une grande variété de reliures de types et de qualités différents. Elles nous montrent les moyens financiers des possesseurs mais aussi leur attachement au texte, et nous donnent des indices quant à l’utilisation qu’ils souhaitaient en faire. Les particularités régionales et l’évolution des goûts font qu’elles sont également des indicateurs géographiques et chronologiques qui révèlent où le livre avait été acheté.

La transformation au cours du temps des bibliothèques des possesseurs a également laissé des traces sur les reliures. Au début de l’ère imprimée, les livres se posaient plat vers l’extérieur, avant d’être posés horizontalement, puis mis debout avec la tranche apparente, avant de les retourner pour les ranger comme on le fait désormais. On dut donc au cours du temps adapter les volumes à ces changements, en inscrivant le titre à des endroits différents et en retranchant ce qui gênait le rangement. 

Plus que les décorations qui ont tant attiré le regard de par leur esthétisme, ce sont ces détails, comme celui de la manière dont les cahiers étaient cousus ensemble pour former le livre, qu’il faut analyser.

Deux en un
Deux en un

Ce volume contient en réalité deux livres séparés qui ont été cousus ensemble alors que les exemplaires avaient déjà été reliés séparément. Pour leur possesseur, les éditions devaient être conservées côte à côte, puisqu’elles portaient sur la même thématique. Ce stratagème permettait sans doute une consultation plus aisée. Il eut aussi l’avantage de mieux préserver leur contenu : le plus petit des deux livres est aujourd’hui le seul exemplaire connu de cette édition.

J.-C. Boulenger, Examen des lieux alleguez par le sieur du Plessis Mornay en l'epistre liminaire du livre contre la messe, Paris : Claude Morel, 1598

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Un luxe discret
Un luxe discret

Malgré l’apparente simplicité de la décoration externe de ce livre, la reliure de cette édition des Psaumes souligne combien son possesseur chérissait son exemplaire. Il est relié avec soin : un dos à cinq nerfs et des contreplats parés de tissu rouge. Des gardes supplémentaires en papier marbré ont également été ajoutées. Toutes les pages sont, par ailleurs, agrémentées de filets tracés à l’encre rouge et les tranches décorées de feuilles d’or pour renforcer l’impression d’un luxe discret mais bien réel.

François Paris, Les Pseaumes en forme de prières, paraphrase, Paris : Denys Thierry pour la veuve de Daniel Hortemels, 1706

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Une reliure pour usage intensif
Une reliure pour usage intensif

Ce volume imposant était destiné à une utilisation partagée et simultanée par plusieurs choristes lors des messes. Pour en faciliter l’utilisation, on sélectionnait une grande typographie mais on devait également protéger le livre avec une reliure adéquate. Quand il était posé sur une table ou sur un pupitre et utilisé de manière intensive, les coins et les plats du volume menaçaient de s’abîmer. On para donc le livre de boulons, d’un ombilic (boulon central), d’imposantes cornières (coins) et de fermoirs...

Graduale parisiense, [Paris : Joannes-Baptista Coignard, s. d.]

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Le livre, un objet unique

Manuscrit ajouté au sein d'un recueil imprimé
Manuscrit ajouté au sein d'un recueil imprimé

La sélection et la fabrication des reliures ne sont pas les seules étapes qui rendent les volumes uniques. La vie du livre implique une interaction considérable avec les possesseurs et les lecteurs successifs laissant des traces que l’on peut chercher à comprendre. 

Un possesseur pouvait être amené à augmenter son volume et ne pas se satisfaire d’avoir seulement le texte d’une édition telle qu’elle avait été pensée par l’éditeur commercial et vendue par le libraire détaillant. Lors de la reliure, on pouvait demander, par exemple, que l’on insère des feuilles supplémentaires pour permettre la prise de notes, l’insertion de commentaires ou l’ajout de textes manuscrits complémentaires en fin de volume. 

Une pratique particulièrement répandue pendant les premiers siècles de l’imprimé était de constituer des recueils à partir de plusieurs éditions différentes. On achetait ainsi divers ouvrages que l’on rassemblait au sein d’une même reliure. Cela permettait de réduire les coûts, mais également de constituer des volumes qui protégeaient bien les textes. Naissait ainsi un objet unique fait de textes que l’on souhaitait préserver, et peut-être lire, ensemble. 

On pouvait aussi retrancher des textes soit pour se conformer aux diktats de la censure, soit pour utiliser les passages enlevés dans d’autres volumes ou indépendamment. 

Enfin, se pencher sur l’état d’un livre permet d’apprécier son utilisation. Les passages les plus lus sont repérables à la saleté des pages, là où les doigts des lecteurs ont le plus touché le papier. Les volumes les plus utilisés possèdent des reliures plus fatiguées. L’usure des cuirs et les coups portés aux coins trahissent à la fois l’enthousiasme pour le contenu et parfois aussi les conditions dans lesquelles ces ouvrages ont été avidement dévorés. 

Créer un volume unique
Créer un volume unique

Ce volume est formé d’une série de tracts et de manuscrits traitant des événements autour de l’union de l’Écosse et de l’Angleterre. Son possesseur semble avoir été fasciné par la question et réunit au sein d’une seule reliure diverses éditions et copies manuscrites, créant ainsi un recueil unique, un témoin de son temps. Plusieurs des textes content la terrible histoire du massacre de Glencoe, au cours duquel des soldats écossais se retournèrent contre leurs hôtes et les assassinèrent au milieu de la nuit.

The massacre of Glenco being a true narrative of the barbarous murther of the Glenco-men... on the 13th of Feb. 1692, Londres : B. Bragg, 1703

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Un système efficace
Un système efficace

L’un des grands avantages du codex sur les autres formes de livre est de donner un accès direct à des pages particulières. Mais se repérer dans de très gros volumes de référence est loin d’être évident. Pour pouvoir se servir plus aisément de cette somme juridique, on inséra des signets de gouttière pour indiquer les débuts de chapitre. Pour ce faire, des petites languettes furent imprimées et collées sur les pages, rendant le repérage plus efficace.

Corpus juris canonici academicum emendatum, Bâle : Emanuel Thurneysen, 1773

Une absence parlante
Une absence parlante

Ce livre, qui embrasse une grande diversité de sujets allant de la philologie aux mathématiques, demeure peu connu et, selon une notice du XIXe siècle, « mérite peu de l’être ». Une partie a cependant retenu l’intérêt d’un lecteur qui, non satisfait de lire les pages, les a arrachées du volume. La section dévouée au calendrier et aux cycles de la lune et du soleil avait clairement une utilité pratique dont on souhaitait faire un usage plus dynamique, ce que ne permettait pas le gros volume dans lequel elle était insérée.

Nicolas Forest-Duchesne, Florilegium universale liberalium artium et scientiarum, Paris : Alexandre Lesselin, 1650

Imprimé et manuscrit
Imprimé et manuscrit

Le possesseur de cet ouvrage de référence de lieux communs acheta cette édition avec l’idée de l’augmenter de ses propres trouvailles. Il fit ainsi relier son livre avec des feuilles blanches, ce qui lui permit d’avoir des feuillets vierges entre chaque feuillet imprimé. Il put donc ajouter au bon endroit dans le texte des références supplémentaires pour les consulter ultérieurement et les confronter à celles rassemblées par l’auteur du livre.

Henri Culens, Thesaurus locorum communium de quo nova et vetera proferuntur, Anvers : Balthasar Moretus, la veuve de Jan Moretus et Johannes van Meurs, 1622

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Elémentaire, mon cher Watson

Les traces laissées par les créateurs et les utilisateurs des livres au cours des siècles nous permettent de recréer une partie de leur histoire, qui a été jusqu’à aujourd’hui oubliée et dont la richesse a été ignorée. Tel un détective, il est possible d’exploiter les marques et autres indices laissés par mégarde ou par indifférence et révéler un monde du livre dont les textes ne font pas état. Que ce soit par la découverte d’exemplaires, d’éditions ou de textes révélés par des restes fragmentaires, ou par la reconstitution de l’interaction des lecteurs et possesseurs avec leurs livres, on voit émerger une face cachée de ces objets.

Une approche archéologique des volumes permet ainsi d’approfondir et d’apporter un nouveau contexte aux textes des livres. Face aux richesses déjà bien documentées de la bibliothèque, on peut en dévoiler d’autres, insoupçonnées, qui rendent ces ouvrages encore plus précieux et intéressants.

Au-delà des découvertes nouvelles, cette manière de regarder la collection met l’accent sur les particularités de chaque volume, et sur l’impact profond de l’appropriation des livres. Elle souligne l’intérêt et l’affection des lecteurs pour leurs volumes, comme en témoigne les ex-libris accompagnés de demandes de restitution en cas de perte. Mieux encore, cette mise en garde sur la page de titre d’une édition du début du XIXe siècle : « prêteurs sur gages, ce livre a été volé au chevalier Dillon » !

« Xeux ou selle qui le trouveront oront la bonté de le renbdre », Le Mastre de Sacy, L’histoire du vieux et du nouveau Testament, Paris : Lesclapart, 1738
« Xeux ou selle qui le trouveront oront la bonté de le renbdre », Le Mastre de Sacy, L’histoire du vieux et du nouveau Testament, Paris : Lesclapart, 1738
An Authentic Narrative of Four Years' Residence at Tongataboo, London : Longman, Hurst, Rees et Orme, 1810
An Authentic Narrative of Four Years' Residence at Tongataboo, London : Longman, Hurst, Rees et Orme, 1810

Responsabilité scientifique : Malcolm Walsby
Professeur d’Histoire du livre à l’Enssib
Directeur du Centre Gabriel Naudé
Boursier du Centre Culturel Irlandais

Photographies par Damien Boisson-Berçu

Petit glossaire de l’exposition

  • Cahier : assemblage de feuilles emboîtées les unes dans les autres et attachées ensemble par le passage en leur centre d’un fil de couture
  • Compositeur : personne qui assemble des caractères pour constituer le texte à imprimer 
  • Couvrure : matériau qui recouvre les plats et le dos du livre
  • Ex-libris : inscription ou vignette apposée à l’intérieur d’un livre, qui signale le nom de son propriétaire
  • Exemplaire : chaque copie d’un livre issue d’une édition donnée
  • Plats : surface souvent en carton sur le dessus et le dessous du livre, qui donne sa rigidité à la reliure et protège le livre
  • Tranche : bords apparents des feuillets d’un livre

Pour aller plus loin

Les secrets du livre ancien révélés - conférence par Malcolm Walsby
Les secrets du livre ancien révélés - conférence par Malcolm Walsby

Ecoutez la conférence inaugurale : Les secrets du livre ancien révélés. De l’examen de la typographie et des estampes en passant par la reliure et les marques d’utilisation, Malcolm Walsby révèle comment les indices cachés dans un volume permettent de reconstituer la vie du livre au cours des siècles...