Lire plume à la main

Les marginalia ou annotations dans les ouvrages de la Bibliothèque Patrimoniale

Baron Alexander von Humboldt (1769-1859)
Baron Alexander von Humboldt (1769-1859)

Gravure anonyme publiée dans ''Portrait Gallery of Eminent Men and Women with Biographies'' en 1873, d'après le tableau de Julius Schrader

(Princeton University Library)

Lire plume à la main

Les marginalia ou annotations dans les ouvrages de la Bibliothèque Patrimoniale

Depuis le XIXe siècle, les lecteurs ont appris à ne pas écrire sur les livres. Le développement des bibliothèques publiques, l'usage de transmettre les manuels scolaires d'un élève à l'autre et les pratiques de la bibliophilie les en ont progressivement déshabitués. Lire plume à la main était en revanche un geste familier aux lecteurs d'Ancien Régime. La bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais, qui possède plus d'une centaine de volumes annotés, en illustre bien la richesse. Ces livres couvrent toute la période du XVe au XVIIIe siècle, avec une surreprésentation du XVIIe siècle. Ils illustrent les pratiques d'une élite intellectuelle frottée aux traités de théologie, de controverse religieuse, de droit et d'histoire. Si certains lecteurs se contentent d'apposer leur signature ou de compléter la page de titre, d'autres envahissent les marges des volumes de leurs annotations - ce qu'on appelle, au sens strict, les marginalia.

Ovide, Nasonis metamorphoseos
Ovide, Nasonis metamorphoseos

Lyon, 1513

Des marginalia

Le regard des historiens sur la note manuscrite a sensiblement évolué depuis un demi-siècle.

Dès les années 1970, les marginalia des lecteurs célèbres (Voltaire, Jonathan Swift, Samuel T. Coleridge, Charles Darwin ou Stendhal) ont fait l'objet d'éditions critiques : les notes documentaient leurs sources d'inspiration, leur manière de travailler. Aujourd'hui, l'attention se focalise sur les annotations de lecteurs plus modestes. Elles apparaissent comme un moyen de mieux comprendre les processus matériels et intellectuels à l'œuvre dans la transmission et dans l'appropriation des textes. Utilisées pour se repérer dans le volume, faciliter la mémorisation, apprivoiser un texte difficile, se révolter contre des thèses jugées dangereuses ou répondre à un auteur aimé, les notes manuscrites dévoilent une partie des stratégies du lecteur dans sa rencontre avec le livre.

Rien n'est pourtant simple. Au-delà des problèmes concrets de datation et d'attribution des écritures, la diversité des cas individuels semble défier toute tentative de synthèse. Est-il vraiment possible de fonder une histoire de la lecture sur des traces aussi minces ? Sans doute, car la prise de notes est loin d'être entièrement propre à l'individu. C'est avant tout une pratique sociale qui s'inscrit dans une plus vaste culture de l'écrit, celle de ses formes et de ses usages. A chaque époque, cette « culture graphique » est transmise par le système éducatif, déclinée dans les inscriptions urbaines ou la typographie ; les traditions familiales, les milieux sociaux et les sensibilités religieuses la nuancent ; l'individu la ressaisit dans ses propres écritures. C'est dans ce dialogue entre des modèles culturels partagés et l'expérience unique de la lecture que l'on peut interpréter le geste de l'annotation et les formes qu'elle prend.

The Bermuda Group, Dean Berkely and His Entourage
The Bermuda Group, Dean Berkely and His Entourage

John Smybert, vers 1729

Yale Universitiy Art Gallery (Wikimedia commons)

L'étude des annotations met d'abord en évidence les fonctions assignées aux différents espaces du livre : les pages de garde en début et en fin de volume, la page de titre, les marges qui encadrent le texte, l'espace laissé entre les lignes n'accueillent pas les mêmes types d'écritures. Des « communautés de lecteurs » se dégagent ensuite dans la manière d'utiliser ces espaces : lecteurs scolaires, aux annotations joueuses et pratiques ; lecteurs savants, qui transforment l'ouvrage en instrument de travail ; lecteurs partisans, qui croisent le fer avec l'auteur dans les marges du livre. Autant de catégories qui ne sont pas figées, car l'on peut être un lecteur « scolaire » bien au-delà du temps de ses études. Les marginalia invitent également à s'interroger sur la façon dont la personnalité du lecteur peut se construire et s'exprimer dans un espace aussi contraint. Les annotations témoignent enfin d'un imaginaire de l'auteur auquel le lecteur se réfère tacitement lorsqu'il prend la plume pour se confronter au texte et donner lui-même à lire. Histoire de la lecture, histoire de la vie privée, histoire de l'auteur, sont les trois champs que l'exposition se propose d'éclairer.

Prophétie de Nostradamus recopiée en tête d'un volume
Prophétie de Nostradamus recopiée en tête d'un volume

Censures et conclusions de la faculté de Théologie de Paris...
(Paris, 1717)

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Espaces liminaires, écritures ordinaires

Par ses notes, le lecteur façonne « un livre à soi » qu'il charge de sa mémoire, de son travail et de ses affects.

Les espaces vierges en tête de livre sont particulièrement riches en annotations. On y trouve à la fois celles qui marquent l'appropriation du livre (indications de provenance, signes d'appartenance) ; celles qui préparent la lecture et en conservent les fruits ; celles enfin qui utilisent les espaces libres comme un réservoir de mémoire ou un terrain de jeu. Même lorsque l'annotation semble étrangère au texte, la rencontre entre deux écritures n'est jamais sans effet. Accueillant le lecteur en tête de l'ouvrage, la note manuscrite en oriente d'une certaine façon les lectures à venir.

Cette prophétie de Nostradamus (1503-1566) est réputée annoncer l'exécution de Charles Ier d'Angleterre (1649). Pourquoi a-t-elle été placée en tête d'un volume des Censures et conclusions de la faculté de Paris (1717) traitant de la fidélité des sujets à leur roi, de la sécurité des souverains et de la tranquillité de l'Etat ? Le rapprochement jette en tout cas un sérieux doute sur l'efficacité des garanties institutionnelles.

Un père de famille garde trace de la mémoire familiale
Un père de famille garde trace de la mémoire familiale

The Marrow of the oracles of God, Nicholas Byfield (Londres, 1640)

En dehors du moment de la lecture et sans même la présupposer, le livre d'Ancien Régime se prête à des usages pluriels. Parce que le papier est une denrée chère et que la structure reliée assure au livre une relative longévité, on y a souvent rassemblé des informations et des réflexions de tout genre, familiales, spirituelles, économiques ou savantes. La mémoire familiale est souvent associée aux Bibles qui se transmettent d'une génération à l'autre, mais on peut en trouver des traces dans d'autres types d'ouvrages.

En tête de cet ouvrage de piété calviniste très répandu (il s'agit ici de la onzième édition), un père de famille de la fin du XVIIe siècle a pris note de la naissance et du baptême de son fils.

« Mon fils Pierre est né le dix juillet 1693 a six heures et demye du matin et fut baptisé chez Monsieur l'Ambassadeur d'Hollande par Mr Valens son ministre par l'ordre de Monsieur de Relmcourt duquel j'ai un billet portant qu'il le baptisast en datte du treize juillet et le 14 il fut baptisé sur les trois heures apres mydi a pour parrain Mr Gaudion mon beau frere et pour marraine ma cousine de la Borde
P. Soulet »

Résumé d'épisodes des aventures de Robinson Crusoë
Résumé d'épisodes des aventures de Robinson Crusoë

Suite de l'Histoire universelle, Bossuet (Paris, 1744)

Plus prosaïquement, la page de garde peut servir de pense-bête pour conserver une information prise à la volée : mémoire de blanchisserie, liste de livres prêtés, brouillons de lettres ou de sermons, extraits d'autres lectures...

Les pages de garde portent le résumé d'épisodes des aventures de Robinson Crusoë, accompagnés d'une très laborieuse traduction en français.

« […] J[e] supplié oufur [au four] qui me manque enfeasant de casserroles
doute tres large e creuze
cet a dire danvirons dupie [deux pieds] di matre [de diamètre] e de noef puce de profondere Cum
de fair une fournée jal-
-lumez en grand fous sur la pierre de mon foyez jusqu’à ceu quelle fus devenu tout
a fait chose [chaude], alors, balleans le charbons ardents J. posé
me pas de cu [mon pain dessus] – ja le couveré avec ma cassorel de terre
et jenjossez tout au fure
la cendndre et le charbon […]  »

Cette humble prière fait écho aux propos du livre
Cette humble prière fait écho aux propos du livre

Bloody Babylon discovered, Christianus Londinatus (1659)

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Certaines de ces écritures périphériques se révèlent plus étroitement liées au moment de la lecture : elles témoignent de l'état d'esprit du lecteur au moment où il commence sa lecture ou en résument le jugement.

Ce petit ouvrage consacré aux récents événements d'Angleterre a appartenu à une certaine Breget Sdke, qui signe maladroitement son nom sur la première page de garde. Ici, elle a pris soin de tracer des lignes pour guider sa plume dans l'écriture de cette humble prière qui fait écho aux propos du livre.

« I think o shee ofher for
thy grachoes protechxyon of me me thies day I becheche thee kepe me allo this nit

Je pense que vous m’offrez votre gracieuse protection
Moi en ce jour je vous cherche Gardez-moi loin de toute cette nuit  »

Citations bibliques notées dans un Nouveau Testament
Citations bibliques notées dans un Nouveau Testament

The Newe Testament of oure savioure Jesu Christ… [Thomas Gybson ?]
(Londres, 1538)

Lectures savantes

Si la pratique d'écrire en marge du texte lu est ancienne, elle est plus précisément théorisée au début de l'époque moderne.

Les traités sur « l'art d'étudier » conseillent alors au lecteur de porter ses remarques sur le texte au fil de sa lecture. Ces notes doivent lui permettre de soutenir son attention, d'aider la mémoire et de faciliter l'exploitation ultérieure de l'ouvrage. L'intervention la plus fréquente est un simple balisage fait de soulignements, de croix, de flèches ou d'index pointés qu'on appelle manicules. L'usage de ces « notes muettes » est un point discuté des méthodes de lecture, car si les auteurs antiques en ont légitimé l'emploi, certaines pratiques comme le coup d'ongle ou la page cornée apparaissent manifestement indignes d'un bon lecteur. Au minimum doit-il s'astreindre à planter dans la marge quelques mots permettant de suivre le mouvement du texte. A l'inverse, certains lecteurs prolixes ont fait insérer des feuillets vierges entre les pages imprimées de leurs ouvrages pour augmenter leur espace d'intervention.

Sur un feuillet inséré dans un Nouveau Testament de 1538, le lecteur rassemble cinq colonnes de citations bibliques renvoyant à la figure de l'enfant, du lait, de la semence ou de l'élection. Ce tableau illustre la pratique savante des recueils de « lieux communs ». Il matérialise également un principe essentiel des études bibliques, celui de, l'autoexplication des écritures saintes, les textes s'éclairant mutuellement par des renvois en cascade.

Le lecteur a annoté avec précision cette Vie des douze Césars
Le lecteur a annoté avec précision cette Vie des douze Césars

De XII Caesaribus libri VIII, Suétone (Paris, 1595)

Au-delà de ces techniques partagées par le monde savant, certains lettrés mettent en œuvre un répertoire très personnel de manières d'annoter, reflet d'une lecture à plusieurs entrées. Leurs marges se transforment en une véritable table de travail où le texte imprimé s'amende et s'enrichit.

Le lecteur utilise les marges pour relever les étapes principales de l'ascension de César, proposer des variantes du texte, préciser la chronologie.
Il appuie ses calculs sur un tableau de concordance qui combine l'année d'élection au consulat, l'année d'exercice dans le calendrier romain et l'équivalence dans le calendrier chrétien.
Secondairement, il fait référence à d'autres historiens de l'Antiquité, comme Pline ou César, qui lui servent à compléter ou à corriger en certains points le récit de Suétone.

Commentaire minutieux de l'évangile selon saint Matthieu
Commentaire minutieux de l'évangile selon saint Matthieu

The Newe Testament of oure savioure Jesu Christ… [Thomas Gybson ?]
(Londres, 1538)

La correction et le commentaire des textes classiques est une pratique courante des lettrés de la Renaissance. Cette Vie des douze Césars de Suétone a servi de support au travail d'un certain Simon, qui signe quelques marginalia, comme au milieu de la page 5.

Ici, le lecteur commente minutieusement le texte de l'évangile selon saint Matthieu. Certaines annotations confinent à la paraphrase (1, 2), quand d'autres éclaircissent la symbolique biblique (4). On y trouve des réflexions religieuses (5) et politiques (6), ainsi que des références aux événements contemporains (3). Dans la même Bible de 1538, le lecteur a reporté le numéro des chapitres en tête de colonne pour pouvoir circuler plus aisément dans l'ouvrage. Il relève les formes de discours présentes dans l'évangile de Matthieu en utilisant un système de symboles dont il place le « mode d'emploi » en tête de l'ouvrage. Les marques semi-circulaires (C) renvoient aux mots propres de l'évangéliste, les marques circulaires (O) aux paroles qu'il rapporte. Les premiers mots des interventions verbales sont soulignés, ce qui renforce visuellement l'alternance des modes de discours. Des numéros glissés dans la marge renvoient aux commentaires portés en regard du texte.

Transcription :

1 The gentiles do confess christ to be god ; king of the Jewes & theyre lorde
2 yerthly princis are grevid when the heare of christis birth
3 prenely so do the kynges yt are callyd defendors of ye fayth at this rom
4 Golde for a kyng, franckynsene for a prest, mirre for a man
5 let prinsis devise what they wyll, agaynst goddis elect, yet / wyll the lorde saves his chosen […]
10 in the chang of prinsis, seldome denith a better.

Traduction :

1 Les Gentils reconnaissent le Christ comme Dieu, roi des Juifs et leur Seigneur.
2 Les princes de ce monde sont ennuyés d'apprendre la naissance du Christ.
3 De même font les rois qui sont appelés, à Rome, défenseurs de la foi.
4 De l'or pour un roi, de l'encens pour un prêtre, de la myrrhe pour un homme.
5 Laissez les princes faire ce qu'ils veulent contre l'élu de Dieu, car le Seigneur sauvera ceux qu'il a choisis […]
10 A changer de prince, on en gagne rarement un meilleur.

Lectures juvéniles

L'habitude d'annoter les livres et d'en faire des extraits se prend alors dès l'âge scolaire.

Dans son traité des études (1511), Erasme donne aux annotations une légitimité d'outil pédagogique qu'elles conservent pendant toute l'époque moderne. Certains classiques latins sont d'ailleurs imprimés avec de grandes marges et un large espace interlinéaire pour permettre à l'écolier d'y reporter la construction de la phrase, la traduction et les remarques les plus importantes du professeur.

Des élèves ont couvert les pages de garde de dessins, signatures, jeux de mots ou messages codés
Des élèves ont couvert les pages de garde de dessins, signatures, jeux de mots ou messages codés

Theophili Antecessoris institutionum libri IV (Paris, 1657)

La clé du message codé, sur une autre page du volume, permet de lire : Monsieur Le Sueur
La clé du message codé, sur une autre page du volume, permet de lire : Monsieur Le Sueur

Theophili Antecessoris institutionum libri IV (Paris, 1657)

Des vers à la mode permettent de dater une partie des interventions du milieu des années 1670. On relève le premier et le dernier vers d'une comédie de Hauteroche, Le Deuil, représentée pour la première fois en 1672 : « Par ma foi nous voila plaisamment equipes », « Je pardonne a mon fils pardonnes a Babet ». Ils sont commentés d'un : « Venes le voir en foule il en vaut bien la peine ».
A côté, une liste des pièces de Térence, de l'Eunuque à l'Hécyre, en passant par les Adelphes, le Phormion et l'Héautontimorouménos, difficilement orthographié.
En bas, à l'envers, une phrase modèle en latin, Muscas imperatoriae trucidantem Domitianum videte (Voyez Domitien massacrant les importuns).

La familiarité des jeunes lecteurs avec l'objet-livre se manifeste dès les premières pages des volumes. Elles accueillent les plumes dissipées, mais forment également un espace de sociabilité juvénile et d'affirmation personnelle. Sur cet exemplaire des Institutions de Théophilus Antecessor, des élèves ont couvert les pages de garde de dessins, signatures, jeux de mots ou messages codés qui reflètent une culture profondément nourrie par les références classiques.

Les élèves ont déguisé des titres célèbres : sous « les cadets de Tirelire », se cachent les Décades de Tite-Live et, de la même manière, l'Enéide de Virgile et l'Amadis de Gaule. La clé du message codé se trouve sur une autre page du volume. Elle permet de lire, sous les chiffres, « Monsieur Le Sueur ».

Annotation en marge sans rapport avec le texte
Annotation en marge sans rapport avec le texte

Gradus ad Parnassum

Il arrive que ces jeux d'écriture envahissent le corps du volume.

L'annotation marginale, sans rapport avec le texte, est la mise au propre d'une précédente ébauche. Le sujet, Virtus est vitium fugere (Fuir le vice est déjà une vertu), est repris des Epîtres d'Horace. L'élève se propose de commencer ainsi :
« Quelqu'un qui néglige son corps alors qu'il souffre d'une goutte aux pieds qui le paralyse est considéré à juste titre comme stupide et insensé ; de la même façon, stupides sont aussi ceux qui tardent à prendre le chemin de la vertu »
(Si quis negligeret corpus nodosa podagra / cum vexat stultus merito fatuusque putatur / Haud secus / ac stulti / virtutis / qui remo/rantur / Principi/um).

Dans les années centrales du XVIIIe siècle, les fils et neveux de l'évêque et philosophe George Berkeley ont annoté les marges du Gradus ad Parnassum, un célèbre dictionnaire poétique. Ils y ont porté une centaine d'expressions latines tirées des auteurs classiques ou forgées par eux de manière plus ou moins laborieuse. L'ouvrage n'est pas seulement un observatoire des méthodes éducatives de l'Ancien Régime. Les jeunes gens en ont également fait un espace de sociabilité, en ouvrant les marges à la plume de leurs amis.

De très nombreux amis des adolescents ont apposé leur signature sur les marges du Gradus. Le volume porte la marque des amitiés et des rivalités, des attirances et des tensions. Ici, « Miss De Voirez allez en enfer » !

Amitiés et rivalités entre les camarades des propriétaires
Amitiés et rivalités entre les camarades des propriétaires

Gradus ad Parnassum

Le lecteur relève les arguments en faveur des catholiques
Le lecteur relève les arguments en faveur des catholiques

A reply to the Answer of the catholique apology, Roger Palmer (1668)

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Lectures partisanes

Tout en perpétuant des traditions pédagogiques et intellectuelles, les marginalia constituent des espaces de liberté où s'expriment les réactions d'humeur et le sens critique du lecteur.

L'expression de cette critique n'est pas uniforme tout au long de la période. Elle obéit aux codes graphiques de son époque, même si c'est pour s'en jouer. Au milieu du XVIIe siècle, le développement de la presse périodique et le rôle joué par les pamphlets dans les conflits politiques et religieux offrent aux lecteurs de nouveaux modèles d'expression. De nombreuses annotations sont portées sur les ouvrages relatifs aux polémiques jésuitiques et jansénistes françaises, ainsi que sur les opuscules politiques et religieux venus d'Angleterre. Elles mettent en lumière la manière dont le lecteur coule sa critique dans des formes typographiques familières - titres, devises, index - en les détournant de leur sens.

L'ouvrage s'inscrit dans une violente bataille d'opuscules entre protestants et catholiques. Dans cet index, le lecteur relève un certain nombre d'arguments développés par l'auteur en faveur des catholiques.

Josua 6.22. Rahabs assistance. [page] 18 : L'auteur compare les catholiques entrés dans les troupes royales anglaises, à la prostituée Rahab qui cache les émissaires de Josué lors de la prise de Jéricho.

Mr White : sonne of Da. [page] 62 : Thomas Albius, qualifié de « son of Darkness » dans le texte, est un auteur catholique condamné par Rome et pourtant utilisé par les protestants contre les catholiques, ce que Palmer retient comme preuve de leur mauvais foi.

ye blowing up ye Thames. [page] 64 : L'auteur dénonce la rumeur accusant les catholiques d'avoir comploté pour noyer Londres sous les eaux de la Tamise.

[page] 69. 14 at one time Papists executed. in Q E R vid. Stow : Citation de l'ancien chroniqueur John Stow rapportant la mort violente de quatorze catholiques condamnés pour leur foi.

L'index est suivi d'un mémento sur les empêchements canoniques du mariage.

Ce célèbre traité de théologie morale est muni d'un faux-titre qui résume un jugement sans appel : "Admirable inventaire des casuistes fourvoyés"
Ce célèbre traité de théologie morale est muni d'un faux-titre qui résume un jugement sans appel : "Admirable inventaire des casuistes fourvoyés"

Liber theologia moralis viginti quatuor societatis Jesu doctoribus reseratus quem R. P. Antonius de Escobar... (Lyon, 1656)

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Des lecteurs ont relevé les contradictions de l'auteur sous la forme de renvois marginaux imitant les marginalia imprimés
Des lecteurs ont relevé les contradictions de l'auteur sous la forme de renvois marginaux imitant les marginalia imprimés

Liber theologia moralis viginti quatuor societatis Jesu doctoribus reseratus quem R. P. Antonius de Escobar... (Lyon, 1656)

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Des lecteurs ont utilisé des formes typographiques pour dénoncer la morale flexible des confesseurs jésuites. Le célèbre traité de théologie morale du jésuite Escobar y Mendoza (1656) est muni d'un faux-titre qui résume un jugement sans appel : « mirabilis errantium casuistarum synopsis » (Admirable inventaire des casuistes fourvoyés).

Sur le même livre, d'autres ont relevé les contradictions du jésuite sous la forme de renvois marginaux imitant les marginalia imprimés. Quand l'auteur, à la question « Est-ce pécher que de louer sa maison à un couple adultère ? », répond « non » à un endroit, « oui » un peu plus loin, les lecteurs épinglent la dissonance dans la marge. La note : « vedi contrarium Pag. 361 n.58 » (« voir le contraire pag. 361, n° 58 ») a son pendant page 361

Un lecteur porte des critiques virulentes contre l'auteur
Un lecteur porte des critiques virulentes contre l'auteur

De Antiquitate Britannicae Ecclesiae, [Matthew Parker] (Hanovre, 1605)

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A partir du XVIIIe siècle, les marges se remplissent d'annotations au ton différent, plus personnel, plus librement critique à l'égard du texte. Un lecteur de la fin du siècle porte ainsi de virulentes annotations au De Antiquitate Britannicae ecclesiae de Matthew Parker. S'adressant à son propre lecteur (« optime lector »), le scripteur lie ses notes à la lecture de l'ouvrage. Le lecteur est devenu le rival de l'auteur.

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, la réforme religieuse d'Elisabeth Ière et sa rupture avec Rome se sont appuyées sur une réécriture de l'histoire. L'auteur de cette histoire de l'Eglise britannique minimise l'importance de la mission d'évangélisation de saint Augustin, envoyé de Rome, et préfère décrire une conversion « indigène ». Le lecteur s'offusque de ce traitement. L'énergie de la ponctuation et la précision des citations montrent l'intensité du débat historiographique, près de deux siècles après la parution de l'ouvrage.

Transcription :

[…] Lib. 7 Epistola 30 ad / Eulogium Patriar. Alexand. Gens Anglorum in cultu lignorum ac lapidum nunc usque / remaneret &c. &c. Leg. Epist. ad Augustinum quam secitat Beda L. 1 C. 29.
Fidem non est ad/hibendam his omnibus / conjecturis, sed potui / hos legendum est nobis / testimonia tum protestantum tum monachorum / pene coetanorum - tunc / dejudicari fas est.

Non sic concludere debemus, optime lector, sed atendendum est / ad litteras ipsius Gregorii Papas ad / Reginam -
x A vicinis sacerdotibus adjuvari eos (Anglos) non potuisse !! Ait auctor iste. […]

Traduction :

[…] Livre 7, Lettre 30 à Eulogos, patriarche d'Alexandrie : « le peuple anglais demeure jusqu'à aujourd'hui dans le culte des bois et des pierres, etc. etc. ». Lire l'épître à Augustin citée par Bède, livre I chap. 29.
Il ne faut pas prêter foi à toutes ces conjectures, mais plutôt lire les témoignages des protestants ainsi que des moines qui vivaient autour de cette époque, qui ont alors le droit d'en juger.

Nous ne devons pas conclure ainsi, excellent lecteur : il faut être attentif à la lettre du pape Grégoire lui-même à la reine [Brunigilda].
* Ils (les Anglais) n'ont pas pu être aidés par les prêtres voisins !! dit cet auteur […]

Le lecteur a ajouté trente-sept nouvelles rubriques dans ce répertoire à destination des prédicateurs
Le lecteur a ajouté trente-sept nouvelles rubriques dans ce répertoire à destination des prédicateurs

Thesaurus locorum communium de quo nova et vetera proferuntur..., Henri Cullens (Anvers, 1622)

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D'un livre l'autre

Les annotations font du livre un exemplaire unique, soumis aux intérêts intellectuels et aux impératifs de travail de son utilisateur, manifestant « le pouvoir du lecteur sur l'écrit d'un autre » (Christian Jacob).

Elles l'intègrent en premier lieu dans une bibliothèque matérielle et mentale dont il porte la trace, qu'il s'agisse de renvois marginaux, de références bibliographiques ou de notes d'autres lectures conservées sur ses pages de garde.

Sur le Thesaurus locorum communium, répertoire à destination des prédicateurs, le lecteur a complété le texte de trente-sept nouvelles rubriques, comme ici ira (colère), intercessio, indivia (envie). Ses annotations éclairent la composition de sa bibliothèque de travail, formée de la Bible, des Pères de l'Eglise et des auteurs de l'Antiquité. L'ouvrage le plus utilisé est le traité De pastorali cura de saint Grégoire (146 occurrences !), consciencieusement lu et réparti entre les rubriques.

Gigantesque index thématique sur une vingtaine de pages reliées au début et à la fin de l'ouvrage
Gigantesque index thématique sur une vingtaine de pages reliées au début et à la fin de l'ouvrage

The Generall historie of Spaine, Louis Turquet de Mayerne (Londres, 1612)

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La lecture plie en second lieu le texte à une temporalité et à une logique qui lui sont propres. Les index dressés par les lecteurs pour leur usage personnel aident à comprendre ce cheminement. Ils projettent la carte de l'ouvrage tel que le lecteur en a fait l'expérience, des passages vite parcourus aux endroits jugés importants. Ils éclairent ce qu'il y cherchait - ou plus exactement, ce qu'il y a trouvé.

Dans ce Generall historie of Spaine, un gigantesque index s'étend sur une vingtaine de pages reliées au début et à la fin de l'ouvrage. L'histoire d'Espagne y est redistribuée par thèmes, les numéros de page clairement indiqués à la fin de chaque entrée. L'organisation des entrées et la variation des plumes et des encres suggèrent que la lecture n'a pas été parfaitement linéaire. Le lecteur est sans doute revenu en arrière ou a complété son index lors de relectures.

« J'ai lu de la page 278 à Scotts Hall jusqu'à la page 481 » (I red to 278 at Scotts Hall to 481), écrit Philipp Stretehay ; puis, en haut de la page suivante,
« J'ai fini la lecture de ce livre le 30 juin 1664 » (I made an end of reading this booke all over on the 30 of June 1664).

Annotations pour la préparation d'une nouvelle traduction
Annotations pour la préparation d'une nouvelle traduction

An Introduction to a devote life, François de Sales (Saint-Omer, 1622)

Certains exemplaires annotés sont enfin spécifiquement utilisés pour la production d'un nouveau livre, comme les éditions classiques des humanistes ou les volumes corrigés par leurs auteurs en vue d'une nouvelle édition. Cet exemplaire de l'Introduction à la vie dévote de François de Sales a servi de support de travail à la nouvelle traduction publiée à Paris en 1648 par des « prêtres anglais du collège de Tournai ». L'ouvrage illustre le rôle joué par les catholiques anglais en exil en France dans la diffusion de nombreux textes de dévotion. Par ce biais, l'œuvre de François de Sales a exercé une influence considérable sur la littérature religieuse anglaise de la première moitié du XVIIe siècle, bien au-delà des seuls milieux catholiques.

L'exemplaire est couvert d'annotations d'au moins quatre mains différentes, dont une prédomine nettement. La confrontation entre l'édition française de 1610, la première traduction anglaise de John Yaxley, les corrections manuscrites portées sur cet exemplaire et la nouvelle traduction anglaise parue en 1648, montre tout le travail de réflexion des traducteurs.

Le travail des traducteurs porte sur les métaphores spirituelles de François de Sales, mais aussi sur les réalités sociales désignées par l'auteur. Pour la traduction des « domestiques », que Yaxley traduit « our domesticall frindes », le scripteur propose ainsi « those of our family ».

Page marquée du monogramme de Georges Berkeley
Page marquée du monogramme de Georges Berkeley

Gradus ad Parnassum

Seule annotation écrite du volume : "Et fit bien"
Seule annotation écrite du volume : "Et fit bien"

Suite de l'Histoire universelle, Bossuet (Paris, 1744)

Conclusion

Les historiens ont depuis longtemps souligné l'importance des pratiques de lecture et d'écriture dans la construction des identités individuelles et collectives. Les premières traces d'une expression de soi se trouvent dans les marques d'appropriation. Prendre la plume, même maladroitement, pour affirmer la propriété d'un ouvrage est déjà construire un « sien ».

Au-delà du moment d'appropriation, la multiplication des « signes de soi » (signatures, dates) participent à l'affirmation du sujet, même si la signature récurrente peut également être un exercice d'écriture, un moyen de tromper l'ennui ou un marque-page.

Georges Berkeley ne porte ainsi pas moins de soixante signatures sur son Gradus ad Parnassum, sous une forme complète ou abrégée (GBerkeley, Geo Berkeley), en monogrammes (GB, GB), jeux d'écriture (en grec, de la main gauche ou en colonne), à l'encre ou au crayon.

La note marginale ne donne pas immédiatement accès à la vie intérieure du lecteur, dans sa spontanéité. Si le dialogue avec le texte peut alimenter la réflexion sur soi, le lecteur est toujours pris dans une structure qui lui impose de tenir compte d'un public implicite, d'un futur lecteur. Cette triade auteur/lecteur-écrivain/futur lecteur, est encore plus manifeste dans les ouvrages savants, dans lesquels le lecteur peut se présenter explicitement comme un rival de l'auteur, s'adressant à un futur lecteur qu'il s'agit de convaincre.

Plus que les livres abondamment postillés, c'est l'annotation rare ou unique qui donne à réfléchir. « Et fit bien », note ainsi le lecteur de l'Histoire universelle de Bossuet, au récit de la vie de Don Pedro, roi du Portugal, qui bannit les avocats de son royaume. Seul note du volume, elle apparaît comme la réaction épidermique du lecteur que le texte touche à un point sensible. Sans doute la rencontre du texte avec l'expérience personnelle a-t-elle à ce moment été suffisamment forte pour pousser le lecteur à prendre la plume, manifestant cette fois « le pouvoir de l'écrit » sur la vie des lecteurs.

« Et fit bien », annote le lecteur de la Suite de l'histoire universelle de Bossuet, en face du récit de la vie de Don Pedro de Portugal, qui bannit les avocats de son royaume. C'est la seule annotation écrite du volume.

 

Responsabilité scientifique : Emmanuelle Chapron
Maître de conférences en histoire moderne à l’université de Provence
Boursière du Centre Culturel Irlandais


Pour aller plus loin

  • H. J. Jackson, Marginalia : Readers writing in Books, New Haven, 2001.
  • D. Jacquart, C. Burnett (éd.), Scientia in margine : études sur les Marginalia dans les manuscrits scientifiques du Moyen Age à la Renaissance, Genève, 2005.
  • Le livre annoté, Revue de la Bibliothèque nationale de France, 2, juin 1999.
  • W. H. Sherman, Used Books. Marking Readers in Renaissance England, Philadelphie, 2008.
  • J. Andersen, E. Sauer (éd.), Books and Readers in Early Modern England. Material Studies, Philadelphia, 2002, p. 42-79.
  • R. E. Stoddard, Marks in Books, illustrated and explained, Cambridge, 1985.
Lire Plume À La Main - Conférence d'Emmanuelle Chapron au CCI