Conquérir l'inconnu

Parcours dans l'histoire de l'exploration à travers les récits de voyages savants de la Bibliothèque Patrimoniale

Conquérir l'inconnu

C’est un besoin pour l’homme civilisé de proportionner ses connaissances et ses jouissances à la capacité de son entendement et à l’étendue de ses désirs. Le navigateur, en avançant, découvre de nouvelles productions utiles à l’humanité ; il détermine les divers points du globe, et assure sa route et celle des autres ; il apprend à juger ses semblables par un plus grand nombre de rapports, et chacun de ses progrès est un nouveau pas vers la connaissance de l’homme et de la nature. Il est grand, il est beau de faire ainsi des dépenses et de courir des risques pour les besoins de la société entière et l’accroissement des vraies richesses.
Frontispice de l’Instauratio Magna de Francis Bacon
Frontispice de l’Instauratio Magna de Francis Bacon

(1620)
La légende latine signifie « nombreux seront ceux qui traverseront, et le savoir en sera augmenté » 

© Wikimedia Commons

Dans la préface qu’il adresse au lecteur des mémoires laissés par La Pérouse, le rédacteur, Destouff de Milet de Mureau, rend ainsi hommage à l’entreprise qui a coûté la vie au capitaine et à son équipage, soulignant la nécessité et la noblesse de l’exploration du monde, telle qu’elle enthousiasme l’Europe à la fin du XVIIIe siècle. Sur la même page, on le voit opérer une distinction entre les « expéditions entreprises dans des vues ambitieuses et intéressées », aux effets souvent pernicieux, et les « voyages de découvertes, qui ont eu pour objet de porter des bienfaits aux peuples, et d’agrandir le champ de la science ».

Seuls les seconds, bien sûr, méritent les louanges et l’intérêt du public, à proportion de leur participation aux progrès du savoir universel. Plusieurs siècles après ces grandes expéditions, cette distinction continue de structurer nos représentations de l’exploration de la Terre. Mais la connaissance du monde que se mettent à amasser les bibliothèques européennes à partir de la fin du Moyen Âge n’est-elle vraiment que le fruit de recherches pures et désintéressées ?

La curiosité dont la génération des Lumières fait un attribut essentiel de l’« homme civilisé » a elle-même une histoire, qu’historiens et historiennes des sciences ont entrepris d’écrire après s’être aperçus que la construction du savoir n’a que rarement, au cours des siècles, souffert l’isolement qui pour nous fait, ou peut-être déjà faisait, la dignité de la science.

Parce que des voyageurs de l’époque moderne, quelles que soient leur identité sociale et leurs motivations, ont souhaité recueillir et diffuser les informations qui leur semblaient dignes d’intérêt, leurs récits constituent une précieuse pierre de touche de cette évolution des critères et des raisons de la curiosité.

La documentation du lointain implique un certain degré de conscience de l’inconnu, et la volonté de réduire cet inconnu au connu. Aussi tout voyage qui s’apparente à une exploration repose-t-il nécessairement la question des limites du savoir de la société d’appartenance du voyageur, et celle de sa façon d’élaborer des connaissances en général. Ici l’identité de savant des auteurs importe moins que la place que leurs ouvrages viennent occuper sur les rayons des bibliothèques, leurs informations sur les mappemondes encore largement lacunaires, et leurs descriptions dans les connaissances, les goûts et l’imaginaire des lecteurs sédentaires.

La bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais, grâce à l’ancienneté de sa collection et aux ouvrages à la fois marquants et aujourd’hui fort rares qu’elle possède, offre ainsi la possibilité de voyager dans l’espace, de la Terre sainte à la mer de Corail en passant par le grand Nord canadien, mais aussi à travers le temps, en évoquant les diverses motivations, les diverses identités de voyageurs, qui ont successivement contribué à la conquête de l’inconnu.

Planisphère de John Speed (1626)
Planisphère de John Speed (1626)

© Wikimedia Commons

Des pèlerinages savants : la Terre sainte entre temps bibliques et modernité

Plan de la ville de Jérusalem gravé par Jacques Callot vers 1620
Plan de la ville de Jérusalem gravé par Jacques Callot vers 1620

Figures du Voyage en Terre Sainte 

© Paris, Musée du Louvre

Les récits et descriptions de la Terre sainte issus de la tradition du grand pèlerinage chrétien à Jérusalem constituaient un genre à la fois prolifique et extrêmement codifié, voire répétitif, où l’on a longtemps voulu reconnaître le symbole d’une mentalité médiévale attentive aux seules réalités spirituelles. Contrastant avec les entreprises d’exploration qui se multiplièrent au XVe siècle, les textes des pèlerins semblaient alimenter l’idée du surgissement soudain et mystérieux d’un nouveau rapport au monde, celui de la Renaissance. C’était ne pas voir que les textes suscités par la pratique du pèlerinage ont malgré tout contribué à l’élaboration des outils de description, aussi bien qu’à l’émergence d’une large curiosité géographique. Aux yeux des contemporains des découvertes, la continuité entre géographie sainte et description des terres nouvellement découvertes semble pourtant si évidente qu’elle mérite la critique de Montaigne : les topographes, « pour avoir cet avantage sur nous d’avoir veu la Palestine, [...] veulent avoir ce privilege de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. »

Aux XIVe et XVe siècles, en effet, alors que le voyage à Jérusalem est de plus en plus fréquent et standardisé, sur le plan matériel aussi bien que spirituel, les récits font de plus en plus de place à la description des étapes du voyage, et de moins en moins à celle de la ville sainte. Les villes de la Méditerranée s’avèrent dignes de l’intérêt de certains pèlerins, autant que les vestiges de l’Histoire sainte. Les entreprises qui, à l’instar de celle de Bernhard von Breydenbach, obtiennent le plus grand succès éditorial, sont celles qui mettent les innovations typographiques au service de la curiosité topographique (livre 1).

Livre 1. Bernhardi de Breydenbach opusculum sanctarum peregrinationum ad sepulcrum Christi venerandum
Livre 1. Bernhardi de Breydenbach opusculum sanctarum peregrinationum ad sepulcrum Christi venerandum

Spire, [1502].

Prêt de la bibliothèque Sainte-Geneviève.

Les descriptions précises de ce chanoine de Mayence parti faire le pèlerinage en 1483, et la qualité des illustrations d’Erhard Reuwich d’Utrecht, peintre qu’il a eu soin d’emmener avec lui, sont à l’origine de la fortune éditoriale de cette œuvre. Publiée pour la première fois en 1486, elle fait l’objet d’une douzaine d’éditions en moins de quarante ans, et de nombreuses traductions. Alors qu’au début du XVIe siècle, la production éditoriale des récits de pèlerinage s’effondre, ces rééditions en viennent à représenter la quasi-totalité des ouvrages de ce genre encore publiés.

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Quand, à la fin du XVIe et au cours du XVIIe siècle, les pèlerinages connaissent un nouvel engouement lié au renouveau spirituel catholique, l’intérêt pour la Palestine moderne se superpose et se conjugue souvent à la recherche du théâtre des miracles bibliques (livre 3). La cohabitation de nombreuses communautés culturelles et religieuses justifie en particulier chez certains, comme Eugène Roger (livre 2), le développement de comparaisons ethnographiques. La centralité culturelle revêtue par la Terre sainte pour l’Occident chrétien put aussi aller de pair avec l’élaboration de la science européenne du monde.

Livre 2. Eugène Roger, La Terre Sainte, ou Description topographique tres-particuliere des Saints lieux, & de la Terre de promission. Avec un Traitté de quatorze nations de differente religion qui l’habitent...
Livre 2. Eugène Roger, La Terre Sainte, ou Description topographique tres-particuliere des Saints lieux, & de la Terre de promission. Avec un Traitté de quatorze nations de differente religion qui l’habitent...

Paris, 1664.

Eugène Roger est un franciscain qui a passé cinq ans en Terre sainte, de 1629 à 1634, parmi la communauté du même ordre à qui est confié l’encadrement des pèlerins catholiques. Sa description conventionnelle des lieux saints est enrichie de nombreuses observations concernant les différentes confessions religieuses présentes en Palestine, et de gravures de sa main.

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Livre 3. Jean Doubdan, Le voyage de la Terre-Sainte. Contenant une veritable description des lieux plus considerables que Nostre Seigneur a sanctifié de sa presence..., L’estat de la ville de Jerusalem, tant ancienne que moderne...
Livre 3. Jean Doubdan, Le voyage de la Terre-Sainte. Contenant une veritable description des lieux plus considerables que Nostre Seigneur a sanctifié de sa presence..., L’estat de la ville de Jerusalem, tant ancienne que moderne...

Paris, 1661.

L’auteur est un prêtre qui a fait le voyage de Jérusalem en 1651-1652. Son récit oscille entre une focalisation sur les enjeux spirituels du voyage et une volonté de rendre compte de ses aspects actuels, en documentant notamment l’aspect de la Jérusalem moderne.

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Gravure représentant les animaux de la Terre sainte
Gravure représentant les animaux de la Terre sainte

Bernhard von Breydenbach, Opusculum sanctarum peregrinationum... (1502) 

© München, Bayerische Staatsbibliothek

Portrait de Alvaro de Semedo
Portrait de Alvaro de Semedo

Dans The History of the Great and Renowned Monarchy of China (1655) 

© University of California Libraries

« Eux, ils sont les livres vivants que vous devez étudier » : l’essor des savoirs missionnaires et la Chine des jésuites

Si les descriptions des pèlerins montrent qu’un voyage à objectif spirituel peut être compatible avec une curiosité profane, l’expansion sans précédent des missions d’évangélisation à partir du XVIe siècle allie indissociablement la démarche cognitive et le prosélytisme religieux. Héritiers des missionnaires médiévaux, les jésuites mettent au point de nouvelles méthodes d’étude des sociétés païennes, faisant de leur connaissance précise un instrument de conversion. C’est cet esprit que résume l’exhortation de saint François Xavier en titre de cette partie. De fait, l’exploration géographique et la cartographie des nouveaux espaces découverts servent à la progression matérielle des missions (livre 5) ; la construction d’un savoir linguistique inédit, à travers la confection de dictionnaires et de grammaires des langues des peuples rencontrés, rend possible une communication de qualité suffisante ; la description ethnographique fournit les codes culturels auxquels les missionnaires devront se plier, mais elle restitue aussi les systèmes de valeurs auxquels ils auront à adapter leur enseignement (livre 4). Cet horizon pratique, ad majorem Dei gloriam, en aiguisant le regard porté par les missionnaires sur un monde naturel et humain étranger, rendra leurs informations largement préférables, aux yeux de Jean-Jacques Rousseau, à celles rapportées par les marins, fussent-ils de grands savants.

Livre 4. Álvaro de Semedo, Histoire Universelle du grand royaume de la Chine
Livre 4. Álvaro de Semedo, Histoire Universelle du grand royaume de la Chine

Paris, 1645 (1ère édition française).

Jésuite portugais formé à Macao, Semedo rejoint la mission de Chine en 1613 et en devient un membre important ; c’est lui qui est choisi pour la représenter à la congrégation des Procureurs des provinces jésuites en 1636. A l’occasion de ce voyage en Europe, il rédige en portugais le rapport qui constitue la première version de cet ouvrage. Sa publication, d’abord en espagnol, ses traductions précoces, et les nombreuses rééditions dont il bénéficie manifestent l’appétit du public lettré pour les descriptions, encore fort rares, de la Chine.

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Livre 5. Alexandre de Rhodes, Divers voyages et missions du P. Alexandre de Rhodes en la Chine, et autres royaumes de l’Orient...
Livre 5. Alexandre de Rhodes, Divers voyages et missions du P. Alexandre de Rhodes en la Chine, et autres royaumes de l’Orient...

Paris, 1653 (1ère édition).

Missionnaire jésuite envoyé en Cochinchine et au Tonkin, Alexandre de Rhodes met au point la transcription phonétique en alphabet latin du vietnamien. Ses descriptions qui remportent un vif succès illustrent le double objectif de la plupart des relations missionnaires : renseigner sur les territoires et les peuples lointains, et édifier en relatant l’histoire des progrès de l’évangélisation malgré l’adversité. Sur cette carte de la Cochinchine figurent des observations de nature géographique et ethnographique, aussi bien que des mentions concernant l’histoire des missions jésuites.

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Livre 6. Louis Lecomte, Des Cérémonies de la Chine
Livre 6. Louis Lecomte, Des Cérémonies de la Chine

Liège, 1700.

L’auteur est un mathématicien jésuite qui a séjourné en Chine entre 1687 et 1691. Ayant lui-même publié une célèbre description de la Chine, il s’engage dans la défense de la Compagnie, critiquée par des ordres rivaux parce qu’elle autorise les convertis à continuer de pratiquer les rites de vénération de Confucius et ceux consacrés aux ancêtres. Dans cet opuscule apologétique, il cherche à communiquer le relativisme culturel des missionnaires jésuites. Ses deux ouvrages sont censurés par la faculté de théologie de Paris dès l’année 1700. La querelle perdurera cependant jusqu’à la dissolution de la Compagnie de Jésus en 1773.

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C’est probablement en Extrême-Orient, où ils se rendirent dès les premiers temps de la Compagnie, que les jésuites acquirent le plus tôt une connaissance intime de sociétés étrangères à la civilisation européenne, au sujet desquelles ils restèrent les principaux informateurs jusqu’à l’époque contemporaine. Ils rencontrèrent en particulier en Chine une civilisation raffinée dont ils surent apprécier les savoirs et adopter les valeurs, en revêtant par exemple le costume des lettrés. Leur démarche savante et leur souplesse culturelle n’interrogeaient cependant pas que les limites épistémologiques de la pensée européenne, mais aussi sa conscience culturelle et religieuse : les traductions des concepts fondamentaux du monothéisme chrétien et surtout la prise en compte des traditions spirituelles chinoises parurent présenter aux autorités catholiques un risque d’aliénation, en dépit des justifications avancées lors de ce qu’il est convenu d’appeler la querelle des rites chinois (livre 6).

Gravure extraite de la China illustrata d’Athanasius Kircher (1667) représentant la façon d’écrire (modus scribendi) des Chinois. 

© Österreichische Nationalbibliothek

Réception d’une délégation vénitienne par le gouverneur mamelouk de Damas
Réception d’une délégation vénitienne par le gouverneur mamelouk de Damas

Anonyme vénitien, début du XVIe siècle
© Musée du Louvre

La contribution des ambassadeurs : l’Orient aux XVIe et XVIIe siècles

De même que le projet religieux porté par les missionnaires à destination de l’humanité entière constitue l’une des sources de l’expansion de l’Europe et de l’émergence d’un nouveau type de curiosité du monde au début de l’époque moderne, de même les ambitions politiques nouvelles des puissances du Vieux Continent alimentent le besoin de connaissance des pays lointains. C’est pourquoi les diplomates envoyés par les Cours européennes deviennent également des figures pionnières de l’exploration aux XVIe et XVIIe siècles. Outre la motivation nécessaire pour entreprendre de longs et périlleux voyages, la mission diplomatique fournit un personnel compétent, des subsides, et la protection qui couvre désormais les ambassades.

Amorcé au cours du XVe siècle, le développement des réseaux de la diplomatie européenne conduit à un élargissement progressif du cercle des relations internationales, englobant des aires culturelles de plus en plus diverses. Au XVIe siècle, ces relations dépassent les limites de la Chrétienté occidentale : malgré l’indignation de l’Europe, François Ier s’engage dans une alliance avec l’Empire ottoman, dirigée contre Charles Quint. La conformité des intérêts géopolitiques s’avère capable de dépasser les disparités religieuses et culturelles. Les autres puissances européennes ne demeurent pas en reste, et repoussent leurs horizons diplomatiques, dans le même souci de prendre l’ennemi à revers. Après l’Empire ottoman (livre 7), et contre lui, ce sont les autres puissances voisines de l’Europe latine qui accueillent des ambassades occidentales : la Perse (livre 8) et la Moscovie (livre 9).

Livre 7. Ogier Ghislain de Busbecq, Ambassades et voyages en Turquie et Amasie de Mr Busbequius
Livre 7. Ogier Ghislain de Busbecq, Ambassades et voyages en Turquie et Amasie de Mr Busbequius

Paris, 1646.

Jeune humaniste flamand, Busbecq est choisi en 1555 par l’empereur Charles V pour négocier la paix avec le sultan ottoman. Les lettres turques qu’il publie en latin à partir de 1581 rendent compte de ses observations minutieuses au cours de ses sept ans passés à Istanbul. Les préoccupations savantes de l’auteur se manifestent notamment dans ses remarques ethnographiques et linguistiques, comme ici, où il rassemble des informations et formule des hypothèses sur un dialecte gotique alors parlé en Crimée.

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Livre 8. Thomas Herbert, A Relation of some yeares travaile begunne anno 1626 into Afrique and the greater Asia especially the territories of the Persian Monarchie
Livre 8. Thomas Herbert, A Relation of some yeares travaile begunne anno 1626 into Afrique and the greater Asia especially the territories of the Persian Monarchie

London, 1634 (1ère édition).

Les relations entre l’Angleterre et la Perse ont été engagées à la fin du XVIe siècle autour d’un projet de coalition contre les Turcs et d’accord commercial. C’est ce second objectif qui anime en 1626 l’ambassade que Thomas Herbert accompagne comme secrétaire. Son ouvrage s’attache à décrire et figurer les curiosités de la faune, de la flore ou des sociétés des pays traversés. Il donne ici à voir les oiseaux de l’île Maurice, visitée à l’aller, dont le célèbre dodo.

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Livre 9. Adam Olearius, Johann Albrecht von Mandelslo, The Voyages and travells of the ambassadors sent by Frederick, duke of Holstein to the great-duke of Muscovy and the king of Persia,...
Livre 9. Adam Olearius, Johann Albrecht von Mandelslo, The Voyages and travells of the ambassadors sent by Frederick, duke of Holstein to the great-duke of Muscovy and the king of Persia,...

London, 1669.

Les ambassades envoyées en 1633 et 1635 par Frédéric III de Holstein-Gottorp à Moscou et Ispahan devaient tracer une nouvelle route pour le commerce de la soie qui bénéficierait aux villes du duc. Les descriptions dont elles furent l’occasion, dues à l’entourage de l’ambassadeur, constituèrent une source primordiale pour la connaissance géographique et ethnographique de ces pays. Les cartes dressées par Olearius lui valurent d’ailleurs une tentative du Tzar Michel Ier pour le retenir à son service.

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Portraits des membres de l’ambassade du duc de Holstein dans les Voyages and Travells d’Olearius (1669)
Portraits des membres de l’ambassade du duc de Holstein dans les Voyages and Travells d’Olearius (1669)

© Universidad Complutense de Madrid

La description du pays, qui constitue une exigence déjà traditionnelle du travail des ambassadeurs, revêt une nouvelle importance dans ces régions peu familières : au-delà de l’estimation des ressources naturelles et de la géographie, c’est aussi du fonctionnement des institutions et des traditions politiques, et même des règles de la morale publique et privée qu’il faut rendre compte pour permettre de reconstituer une rationalité, condition de tout partenariat. Engagés dans ce face-à-face avec une réalité autre, les ambassadeurs choisissent bien souvent de ne pas se limiter aux obligations de leur charge : convaincus du caractère significatif de leur expérience, ils choisissent alors, à leur retour, de publier une description de ce qu’ils ont vu et compris des pays visités. Tandis que le succès de leurs missions fraye le chemin matériel des autres voyageurs, marchands et savants, qui leur succéderont, celui de leurs ouvrages ouvre la voie culturelle à une curiosité nouvelle pour l’Orient où Constantinople et Ispahan, avec leur richesse et leur étrangeté, détrônent Jérusalem.

Henri Ellis, Voyage à la baye de Hudson. Fait en 1746 & 1747, pour la découverte du passage de Nord-Ouest (1749)
Henri Ellis, Voyage à la baye de Hudson. Fait en 1746 & 1747, pour la découverte du passage de Nord-Ouest (1749)

© Bibliothèque nationale de France

La recherche de nouvelles routes et le passage du Nord-Ouest

Outre les alliances militaires, l’envoi d’ambassades auprès des puissances lointaines vise l’obtention d’avantages et d’accords commerciaux, dans le but de contourner les monopoles en vigueur, et de capter au bénéfice de la nation qu’elles représentent les flux de marchandises venues d’Orient et dont l’Europe ne peut se passer. Il s’agit notamment de la soie de Chine, des épices, en particulier du poivre d’Inde, et des pierres précieuses. L’expansion ottomane aux XVe et XVIe siècles dans la Méditerranée orientale a confirmé la maîtrise turque du passage de ces denrées, au détriment des marchands italiens, si bien que les puissances européennes s’engagent dans la recherche de nouvelles routes, et notamment de nouvelles voies maritimes, qui permettraient de passer outre ce monopole.

On se souvient que Christophe Colomb, en entreprenant ses voyages vers l’Ouest, cherchait précisément à rejoindre les Indes. Empruntant une autre voie, entr’ouverte par Bartolomeu Dias, les Portugais parviennent en 1498, grâce à Vasco de Gama, à atteindre ces mêmes Indes en contournant l’Afrique, mais c’est pour se réserver cette route et les bénéfices de son commerce, en la défendant notamment dans l’Océan Indien contre les Ottomans soucieux de maintenir leur monopole. Les espoirs et la compétition des autres puissances d’Europe occidentale se reportent alors sur la recherche d’une autre voie, plus directe, par le Nord : c’est ce qui motive l’envoi des premières expéditions géographiques financées par les pouvoirs centraux.

Carte en projection polaire au début du North-west Fox de Luke Foxe (1635)
Carte en projection polaire au début du North-west Fox de Luke Foxe (1635)

© Wikimedia Commons

Dès 1497, alors que la reconnaissance de l’Amérique méridionale fait comprendre l’ampleur de l’obstacle que constitue ce continent, le roi Henri VIII d’Angleterre envoie l’explorateur John Cabot à la recherche d’un passage au Nord-Ouest. L’exploration du Saint-Laurent, au Québec, représente la première piste, où les marins français, comme Jacques Cartier, ou Jean Alfonse (livre 10) rivalisent un temps avec les Anglais. Puis c’est la baie d’Hudson, qui, au début du XVIIe siècle, concentre les espoirs, avant que Luke Foxe n’en fasse le tour, témoignant que les glaces ne laissent guère de passage (livre 11). Les efforts reprennent au XVIIIe siècle depuis la côte ouest du continent américain, motivés par l’émergence d’échanges commerciaux entre les terres bordant le Pacifique nord (livre 12). La traversée du passage, réussie seulement au début du XXe siècle, prouvera en même temps l’impossibilité de son exploitation commerciale, mais la recherche opiniâtre de cette route au cours des siècles précédents eut une influence décisive sur les progrès de l’ethnographie des populations arctiques, la cartographie et les sciences de la navigation.


Livre 10. Jean Alfonse, Les Voyages aventureux du capitaine Jan Alfonce, sainctongeois
Livre 10. Jean Alfonse, Les Voyages aventureux du capitaine Jan Alfonce, sainctongeois

Poitiers, 1559.

Fort de son expérience de la navigation et des routes maritimes acquise à bord de navires portugais, Jean Alfonse se met au service des tentatives d’exploration et de colonisation françaises au Canada. En 1544, il explore le Saint-Laurent à la recherche d’un passage vers les Indes. Dans cet ouvrage publié de manière posthume, et qui prend la forme d’un routier décrivant les nouvelles terres et voies maritimes, c’est là qu’il situe la possibilité d’un passage. Son témoignage n’est pas exempt de mirabilia, comme, ici, l’attribution sans réserve d’une queue aux habitants de Terre-Neuve.

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Livre 11. Luke Foxe, North-west Fox, or Fox from the North-west passage... with the author his owne voyage...
Livre 11. Luke Foxe, North-west Fox, or Fox from the North-west passage... with the author his owne voyage...

London, 1635.

Les découvertes de Luke Foxe ruinèrent largement les espoirs de trouver un passage au travers de la baie d’Hudson. Le navigateur s’en défendit pourtant dans cet ouvrage, aujourd’hui fort rare, qu’il publia pour rendre compte de son périple. Le livre est dédicacé au roi Charles Ier, auquel Foxe souhaite d’être le monarque à qui reviendra le bénéfice de la découverte.

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Livre 12. John Meares, Voyages made in the years 1788 and 1789 from China to the North West coast of America, to which are prefixed... observations on the probable existence of a North-West passage
Livre 12. John Meares, Voyages made in the years 1788 and 1789 from China to the North West coast of America, to which are prefixed... observations on the probable existence of a North-West passage

London, 1790.

Meares, né à Dublin en 1756, participe dans les années 1780 au développement d’un commerce de fourrures entre les territoires amérindiens du Nord-Ouest et la Chine. Inquiète de ces empiètements, la puissance coloniale espagnole tente alors de réaffirmer sa souveraineté sur les terres du nord-ouest de l’Amérique. C’est pour susciter une intervention britannique dans ce conflit que l’explorateur cherche ici à démontrer l’existence probable d’un passage du Nord- Ouest, débouchant précisément sur le territoire contesté.

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Voyage fait par ordre du roi en 1750 et 1751 dans l’Amérique septentrionale
Voyage fait par ordre du roi en 1750 et 1751 dans l’Amérique septentrionale

Joseph-Bernard de Chabert (1753) 

© Bibliothèque nationale de France

« Au nom de l’humanité, des arts et des sciences » : les grandes expéditions centralisées au temps de La Pérouse

C’est en cherchant, lui aussi, le passage du Nord- Ouest que le capitaine James Cook perd la vie, tué par les habitants de Hawaï au cours de son troisième voyage en 1779. A cette époque, les expéditions maritimes d’exploration ont cependant changé d’échelle, et contribué à l’émergence d’une nouvelle définition des approches savantes. Les grands voyages scientifiques du XVIIIe siècle, comme il est convenu de les appeler, voient l’apparition d’un discours public qui valorise le désintéressement des voyageurs, leur curiosité pure comme la Raison chère à l’esprit des Lumières.

Par là-même, ce discours semble déplacer la compétition entre nations des seuls enjeux pratiques de l’exploration au prestige scientifique de découvertes susceptibles de servir l’humanité dans son ensemble. Ainsi les premières grandes expéditions collectives françaises, patronnées par l’Académie des sciences, celles de Maupertuis en Laponie, et de La Condamine au Pérou, au cours des années 1730 et 1740, avaient pour but de trancher un débat théorique européen sur la forme du globe terrestre. Pourtant, les grands voyages financés par les gouvernements européens, plutôt que de délaisser les enjeux pratiques, les joignent volontiers à d’autres préoccupations, invoquant une curiosité exhaustive du monde naturel et humain. Avant sa tentative au Nord-Ouest, le premier voyage de Cook associait ainsi dans ses objectifs la découverte du continent austral, qui aiguisait les convoitises des puissances maritimes, à l’observation astronomique de la transition de Vénus, coordonnée avec d’autres savants à travers le monde, et à la description de la faune et de la flore du Pacifique.

Louis XVI donnant ses instructions à La Pérouse, 29 juin 1785
Louis XVI donnant ses instructions à La Pérouse, 29 juin 1785

Nicolas-André Monsiau (1817) 

© Wikimedia Commons

C’est pour répliquer aux succès de Cook, au regard du prestige scientifique comme des avantages concrets réservés à l’Angleterre par ses découvertes, qu’est organisée, à partir de 1783, une vaste expédition financée par le roi de France, dotée de moyens matériels et humains inédits, et dont le commandement est confié au comte de La Pérouse (livre 13). Face au retentissement européen de ces préparatifs, les puissances rivales de la France souhaitent ne pas demeurer en reste. Catherine II de Russie, par exemple, charge en 1785 le capitaine Billings d’une expédition d’envergure dans le nord du Pacifique (livre 15). Mais c’est peut-être l’émulation internationale suscitée par la disparition des vaisseaux de La Pérouse en 1788 qui est la plus représentative de la manière dont les voyages de cette époque contribuèrent à la construction d’un champ scientifique et d’une communauté savante ne reconnaissant pas de frontière. Les nombreuses expéditions lancées à la recherche de La Pérouse nourrirent en effet la légende entourant cette expédition, jusqu’à ce que Peter Dillon, capitaine irlandais, découvre le lieu de son échouage, en 1827 (livre 14).


Livre 13. Louis-Antoine Destouff de Milet de Mureau, Voyage de La Pérouse autour du monde
Livre 13. Louis-Antoine Destouff de Milet de Mureau, Voyage de La Pérouse autour du monde

Paris, 1797.

Prêt de la bibliothèque Sainte-Geneviève.

Plusieurs mois avant sa disparition, l’expédition commandée par La Pérouse fait escale au Kamtchatka en septembre 1787. A cette occasion sont envoyés en France les cartes, mémoires et journaux produits jusqu’à cette date. Ce sont ces documents dont la Convention a ordonné en 1791 la publication, avec l’instruction donnée à l’expédition par Louis XVI, témoignant de l’attachement des Révolutionnaires à l’idéal d’accroissement du savoir qu’incarne le malheureux capitaine. La citation en exergue de cette partie appartient à un autre décret de la même date ordonnant la recherche de l’expédition.
© Bibliothèque Sainte-Geneviève

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Livre 14. Peter Dillon, Narrative and successful result of a voyage in the south seas, performed by order of the government of British India to ascertain the actual fate of La Pérouse expedition
Livre 14. Peter Dillon, Narrative and successful result of a voyage in the south seas, performed by order of the government of British India to ascertain the actual fate of La Pérouse expedition

London, 1829.

Capitaine d’un vaisseau commerçant dans le Pacifique Sud, Dillon acquiert en 1826 auprès des habitants de l’île de Tikopia un fragment d’épée. Après s’être renseigné sur sa provenance, il comprend que les navires de La Pérouse ont échoué sur l’île voisine de Vanikoro. Dillon publie sa découverte dans cet ouvrage qui se veut aussi une description ethnographique savante des populations mélanésiennes. Elle lui vaut la reconnaissance du gouvernement français qui lui accorde une pension viagère.

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Livre 15. Martin Sauer, An Account of a geographical and astronomical expedition to the Northern parts of Russia... by commodore Joseph Billings in the years 1785... to 1794
Livre 15. Martin Sauer, An Account of a geographical and astronomical expedition to the Northern parts of Russia... by commodore Joseph Billings in the years 1785... to 1794

London, 1802.

Chargée de cartographier la côte orientale de la Sibérie, le détroit de Béring et la côte de l’Alaska afin de revendiquer de nouvelles terres pour l’Empire russe, l’expédition confiée à Billings entreprend aussi une description plus désintéressée des populations tchouktches et aléoutiennes, dont témoignent ces croquis de matériel ethnographique.

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Plan de l’archipel des Açores, Thomas Herbert, A Relation of some yeares travaile begunne anno 1626... (1634)
Plan de l’archipel des Açores, Thomas Herbert, A Relation of some yeares travaile begunne anno 1626... (1634)

© Wellcome Library

Conclusion

Au temps des grands voyages scientifiques du second XVIIIe siècle se développa un discours épistémologique prônant le désintéressement des démarches scientifiques, et en particulier de l’exploration géographique, ethnographique et biologique du monde. La louable émulation entre institutions et entre savants européens sembla occulter les enjeux concrets de la compétition entre puissances, en traçant la perspective d’une science ouverte et augmentée collectivement. Pourtant âprement démentie par le partage colonial du monde au siècle suivant, cette conception de la science et de l’exploration n’eut de cesse d’affecter rétrospectivement l’histoire des voyages savants. Dans le grand récit des réalisations de la soif européenne de connaître le monde, on oublia les démarches qui associaient explicitement l’exploration à la poursuite d’autres objectifs ; en particulier, les origines religieuses de la curiosité et des méthodes ethnographiques aux XVe et XVIe siècles furent ainsi obscurcies, de même que le rôle moteur de la poursuite d’avantages politiques et commerciaux au XVIIe siècle. Parcourir une collection aussi ancienne que celle de la bibliothèque patrimoniale permet de restituer l’importance, aussi bien dans l’histoire de l’exploration que dans celle de la réception des relations savantes, de ces évolutions du rapport à l’inconnu au cours de l’époque moderne.

Responsabilité scientifique : Ladislas Latoch
Doctorant en histoire moderne à Sorbonne Université
Chargé de recherche documentaire à la Bibliothèque Sainte-Geneviève

Photographies par Damien Boisson-Berçu

Exposition présentée en partenariat avec la Bibliothèque Sainte-Geneviève, dans le cadre de l’année thématique 2022 sur les voyages savants.

Carte de la Nouvelle-Zemble
Carte de la Nouvelle-Zemble

par Gerhard de Veer et Théodore de Bry (c. 1601)

© Wikimedia Commons

Pour aller plus loin


Pour une autre histoire de l'exploration du monde
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Les grandes découvertes sont un moment exceptionnel de notre histoire quand, soudain, au sortir du Moyen Âge, des hommes ont quitté l’Europe pour partir explorer le monde. Pourtant, les historiens et les historiennes portent un nouveau regard sur cette notion de grande découverte, car elles ne furent pas soudaines, elles n’ont pas été qu’européennes, elles sont parfois féminines, et leur motivation est souvent éloignée de l’envie de découvrir.

Source : Le Cours de l’Histoire, France Culture

Les motivations du voyageur : voyage et religion
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Entretien avec François Moureau, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne, dans le cadre du cycle de conférences en ligne « La littérature des voyages ».

Source : Université de la Réunion