Daniel O’Connell : 250 ans d'héritage
L'Ambassade d'Irlande et le CCI marquent le 250e anniversaire de Daniel O'Connell, figure incontournable de l'histoire irlandaise qui a bousculé l’ordre politique de son pays.
Daniel O’Connell
250 ans d'héritage
Au début du XXᵉ siècle, les personnages dublinois de Joyce passent à plusieurs reprises sous « la statue du Libérateur chaudememmitouflé », érigée en l’honneur de Daniel O’Connell (1775-1847). Premier catholique à siéger à la Chambre de Communes du Royaume-Uni, l’Irlandais a bousculé l’ordre politique et contribué à transformer le nationalisme insulaire, s’imposant comme le fer de lance d’une mobilisation populaire inédite. Il est resté jusqu’à sa mort un géant politique, dont la renommée dépassait les rivages irlandais et britanniques. Balzac le rangeait aux côtés de Napoléon parmi les grands hommes de son temps, considérant qu’il s’était « incarné un peuple ».
Daniel O’Connell, Peinture de Sir George Hayter, 1834.
© National Portrait Gallery, London
En somme, voici le jeu que je joue, quatre hommes auront eu une vie immense : Napoléon, Cuvier, O’Connel[l], et je veux être le quatrième. Le 1er a vécu de la vie de l’Europe ; il s’est inoculé des armées ! Le second a épousé le globe. Le troisième s’est incarné un peuple, moi, j’aurai porté une société tout entière dans ma tête.
Extrait de Honoré de Balzac. Lettre à Mme Hanska, 6 février 1844.
© Bibliothèque de l’Institut de France (Ms Lov. A 302 f. 138-146)
L’Irlande est un petit pays sur le sol duquel se débattent les plus grands problèmes de la politique, de la morale et de l’humanité.
… écrivait Gustave de Beaumont en 1839. L’actualité irlandaise était en effet suivie avec attention en Europe, en Amérique du Nord et dans l’empire britannique. Quelle fut la contribution d’O’Connell à cette dynamique collective qui a conduit la population de l’île, majoritairement pauvre et rurale, à s’organiser et à se mobiliser ?
L’affirmation « sur le grand théâtre du monde » (1775-1823)
O’Connell est né le 6 août 1775, au sein d’une famille de notables du sud-ouest de l’île. Malgré les « Lois pénales » (Penal Laws) qui excluaient en principe les catholiques de la citoyenneté, des carrières juridiques et administratives, ainsi que de la propriété, les O’Connell du Kerry ont préservé leur prestige social, une partie de leurs terres, et une certaine aisance financière liée au commerce et à la contrebande.
Entre 1791 et 1793, le jeune Daniel est envoyé sur le continent par son oncle Maurice, le patriarche familial, pour étudier dans les collèges catholiques de Louvain, Saint-Omer et Douai. Une expérience marquée par le déracinement et la peur, dans l’ébullition de la France révolutionnaire, suivie d’un retour précipité à Londres, en janvier 1793, où il entame un cursus de droit – une loi de 1792 ayant levé l’interdiction pour les catholiques de devenir avocats. O’Connell achève son droit à Dublin (1796-1798) et compte parmi les premiers catholiques admis au barreau irlandais. Son journal intime de jeunesse (1795-1802) est une pièce unique pour retracer les années de formation d’un jeune homme en prise et aux prises avec son époque. Il y consigne ses apprentissages professionnels, sa conversion aux idées libérales et radicales (à la lecture des philosophes des Lumières), sa découverte de la question nationale, ses états d’âme et ses doutes, en particulier à l’égard de la religion, après avoir lu Thomas Paine.
Mary O’Connell, Peinture de John Gubbins, 1812
© Wikimedia Commons
En 1802, O’Connell épouse Mary (1778-1836), très pieuse, dont l’influence accompagne la fin de son scepticisme religieux. Cette union déplaît à l’oncle Maurice, qui modifie dans un premier temps son testament au détriment de Daniel, avant une réconciliation en 1806. À la mort de Maurice, en 1825, il hérite du domaine familial de Derrynane.
Derrynane House © Ana Modrega Pascual
De son mariage avec Mary naissent sept enfants entre 1803 et 1816. Piètre gestionnaire, O’Connell vit au-dessus de ses moyens et s’endette chroniquement, notamment après l’achat de la maison du 30 Merrion Square à Dublin en 1809.
Dans les années 1800-1820, l’Irlandais s’impose dans le prétoire, lors des procès d’assises du Kerry, où son éloquence et ses compétences lui valent les surnoms d’« avocat du peuple » et de « Counsellor D. O’Connell ». Il y forge sa réputation d’homme public et d’opposant à l’ordre politique, avant de se distinguer au sein des mouvements nationalistes. Deux grandes causes le mobilisent : l’abrogation de l’Acte d’Union de 1801, visant au rétablissement d’un parlement irlandais souverain, et l’émancipation des catholiques , afin de lever le serment leur interdisant de siéger aux Communes. Ces combats progressent peu dans les deux premières décennies du siècle : malgré l’engagement des élites catholiques et libérales, la dynamique sociale n’est pas suffisante pour créer les conditions d’un rapport de force favorable face à Londres. La campagne amorcée au début des années 1820, dont O’Connell est la figure centrale, change la donne.
« Counsellor D. O’Connell », Gravure / Walker’s Hibernian Magazine, Septembre 1810.
© National Library of Ireland
Le « Libérateur » (1823-1829)
Dans ses discours, l’orateur encourage ses compatriotes à affirmer leur volonté d’agir. L’ouverture aux plus modestes de l’Association catholique, matrice de la mobilisation fondée en 1823, constitue la traduction la plus éclatante de cet objectif. Pour un simple penny par mois, chacun peut y adhérer. Le succès de la formule conduit à l’engagement massif de la population, qui assoit la légitimité du mouvement et assure sa vitalité. La base populaire est active et les demandes formulées par les branches locales sont relayées à Dublin.
Entre 1826 et 1829, des centaines de rassemblements sont organisés à travers l’Irlande, dont une quinzaine de meetings géants (monster meetings) réunissant plusieurs dizaines de milliers de personnes. La mobilisation s’écarte des voies politiques traditionnelles – la majorité des participants n’a pas le droit de vote – et s’appuie sur le soutien décisif du clergé catholique et de ses réseaux. Toute forme de violence en est bannie, conformément à la volonté d’O’Connell. Ce choix de l’agitation pacifique est souvent attribué au rejet de la violence révolutionnaire dont il fut témoin en France en 1792-1793. Mais plus encore que le choc traumatique ou l’idéal pacifiste – chez celui qui a flirté avec les Irlandais Unis en 1796-1797, tué un adversaire politique en duel en 1815 et envoyé son fils combattre auprès de Bolivar dans les années 1820 –, c’est le calcul stratégique qui motive cette décision. O’Connell juge illusoire de penser vaincre la puissance britannique par les armes et défend au contraire la « force morale » et la pression populaire, tout en laissant planer la menace d’une violence incontrôlable si les revendications venaient à être ignorées.
Les cotisations permettent de financer l’agitation, de soutenir des candidats, et de protéger les paysans menacés d’expulsion pour avoir défié les landlords dans les urnes. Les élections de 1826 consacrent la victoire de plusieurs candidats favorables à l’émancipation. Deux ans plus tard, le succès retentissant d’O’Connell dans le comté de Clare, malgré son impossibilité de siéger aux Communes, provoque un séisme politique.
Gravure / William Heath, 1828-1829.
© Trinity College Dublin
Cette gravure satirique diffusée à Londres en 1828-1829 traduit les inquiétudes des élites conservatrices si l’émancipation était accordée aux catholiques irlandais. L’intérêt de la scène repose sur le contraste entre le leader respectable et le groupe turbulent qui le suit. Au premier plan à droite, de profil, O’Connell, en tenue noire d’avocat, marche avec détermination vers la Chambre des Communes. Le reste de l’image est occupé par la foule des « 300 Jontlemen » de basse extraction qui représente le peuple irlandais, reconnaissable aux stéréotypes nationaux qui lui sont généralement associés : des va-nu-pieds aux traits simiesques, agités, indisciplinés et bruyants, violents (armés de sorte de gourdins appelés shillelaghs), dénués de raison et soumis à l’Église catholique, symbolisée par la mitre d’évêque portée par O’Connell et par le prêtre qui l’assiste. La présence au premier plan d’une femme vêtue d’une veste militaire rouge et d’une robe verte déchirée jette encore un peu plus le discrédit sur les protagonistes. Sur le ton de l’humour et de la moquerie, le caricaturiste met en garde le lecteur contre une menace des plus sérieuses. O’Connell, le seul vrai gentleman de la gravure (le clivage de classe est très net), est l’arbre qui cache la forêt : le laisser entrer, c’est ouvrir la porte à la populace.
La crise politique contraint le gouvernement conservateur à concéder le Catholic Relief Act, adopté le 13 avril 1829. Le lendemain, O’Connell célèbre « le premier jour de la liberté ». La loi modifie le serment d’allégeance, ouvrant ainsi aux catholiques l’accès aux plus hautes fonctions militaires et civiles. En contrepartie, la hausse du cens réduit drastiquement le corps électoral irlandais, de 216 000 à 37 000. Pourtant, sur le moment, cette mise à l’écart provoque peu d’émoi, comme si l’essentiel se jouait ailleurs. L’émancipation est vécue comme une victoire de David sur Goliath, un événement extraordinaire, au cours duquel Irlandais et Irlandaises se sont affirmés en acteurs de leur destin. Cette conquête collective est aussi un triomphe personnel pour O’Connell : l’« Agitateur » devient le « Libérateur ».
« Justice pour l’Irlande » (années 1830)
À partir de 1830, désormais chef de file d’une quarantaine de députés, O’Connell incarne au Parlement les luttes pour l’amélioration du sort des Irlandais. Devenu homme politique à temps plein, il tire l’essentiel de ses revenus de la « rente » annuelle versée par ses compatriotes en reconnaissance de son engagement. En quête de la meilleure voie pour obtenir « Justice pour l’Irlande », O’Connell demande d’abord l’abrogation sans condition de l’Union avec la Grande-Bretagne, qu’il réclame depuis 1800. Puis, entre 1835 et 1840, il conclut une alliance électorale avec les libéraux et les radicaux britanniques, en échange de réformes substantielles en Irlande. Toutefois, au terme de cet accord, le bilan reste contrasté, marqué par des avancées notables en matière de justice et de gouvernement, une loi importante permettant aux catholiques d’intégrer les conseils municipaux, mais un compromis décevant sur la dîme payée au clergé anglican.
Cette décennie, où O’Connell figure parmi les principaux acteurs de la vie parlementaire, constitue un observatoire privilégié de son profil idéologique, partagé entre radicalisme politique et conservatisme social.
« Daniel O’Connell, Esqr, M.P. », Gravure / John Henry Robinson, vers 1830.
© National Library of Ireland
D’un côté, il est, aux yeux des autorités britanniques, un agitateur subversif, promoteur d’une mobilisation contestataire inédite. Porte-drapeau du mouvement national irlandais, il évolue également dans le camp du radicalisme politique à l’échelle du Royaume-Uni. Inlassablement engagé contre l’esclavage, il œuvre aussi en faveur de la démocratisation de la vie politique (suffrage masculin, vote secret, redécoupage des circonscriptions électorales) et pour l’émancipation des juifs du royaume.
En même temps, ce grand réformateur politique demeure conservateur dans sa vision des rapports sociaux, comme la plupart des députés à Westminster. Il entend éviter la discorde sociale et rallier sous la même bannière des groupes aussi hétérogènes que les élites terriennes, les classes moyennes urbaines, les gros fermiers, et la masse des petits tenanciers et ouvriers agricoles. Chaque texte programmatique comporte un volet économique où il est question de corriger les inégalités, mais sans jamais transformer radicalement la condition des plus pauvres. Les intérêts des classes moyennes – les cadres du mouvement national – sont protégés, dans un équilibre où attentisme, méfiance envers les syndicats et conservatisme social l’ont souvent emporté.
« Le roi des mendiants » (1840-1847)
1840 marque le retour de la revendication ferme d’abrogation de l’Union. O’Connell reprend les méthodes éprouvées lors de la campagne pour l’émancipation des catholiques, et annonce la création d’une nouvelle structure, la Loyal National Repeal Association, ouverte à tous – hommes et femmes – par le biais d’une modeste souscription. La carte de membre est le signe tangible de l’appartenance à la communauté nationale, « une sorte de diplôme politique », pour reprendre les mots de Charles Gavan Duffy .
1843 © National Library of Ireland
Sur ce modèle de 1843, la façade du Parlement irlandais, doublé de la formule « Il fut et doit renaître », exprime la souveraineté législative, gagnée en « 1782 », perdue en 1800, et que les repealers entendent reconquérir. De plus, conformément à l’objectif annoncé de rassembler le « peuple universel d’Irlande » par-delà les clivages confessionnels, l’unité nationale est figurée par un trèfle dont chaque feuille est associée à l’un des principaux cultes présents sur l’île – catholique, non conformiste, anglican (indiqué comme « protestant »). La devise biblique « Quis separabit? » / « Qui nous séparera ? » vient souligner les liens indéfectibles entre les trois. Enfin, la double allégeance à la Nation et à la Couronne est signifiée par les adjectifs « Loyal » et « National », ainsi que par la formule « God save the Queen ».
La mobilisation d’abord hésitante se renforce avec l’élection d’O’Connell comme maire de Dublin. En 1841, il devient le premier catholique à occuper cette fonction depuis 1690. La dynamique s’appuie également sur le relais des curés dans les paroisses et sur l’ardeur des militants de la Jeune Irlande. Leur journal, The Nation, véritable instrument d’éducation nationale, diffuse à grande échelle les nouvelles politiques, mais aussi des poèmes et des récits exaltés célébrant l’histoire irlandaise, notamment sous la plume de Thomas Davis. L’élan populaire atteint son apogée au printemps et à l’été 1843, lorsque près d’un million et demi de personnes participent à une trentaine de monster meetings, dont le temps fort est le discours d’O’Connell. Ces rassemblements, soigneusement préparés et orchestrés, souvent organisés sur des lieux chargés d’histoire, comme la colline de Tara le 15 août 1843, n’ont pas d’équivalent sur le continent. Ils symbolisent la (re)conquête de l’espace politique par les catholiques irlandais. À la fois vitrine de l’unité nationale et espace de liberté, ils offrent aux personnes présentes l’occasion de réclamer des droits et d’exprimer leur colère par d’autres moyens que la violence. L’agitation pacifique permet ainsi de rendre visibles les invisibles.
Gravure / Henry O’Neil, 1841. © National Library of Ireland
Carte / réalisée par Yann Roche
Gravure / The Illustrated London News, 26 août 1843 © National Gallery of Ireland
Cependant, ce qui avait fonctionné en 1826-1829 échoue cette fois à faire céder Londres. L’annulation du meeting de Clontarf, programmé le 8 octobre 1843, illustre ce bras de fer engagé avec les autorités. Le gouvernement conservateur de Peel interdit sa tenue à la dernière minute, invoquant des risques pour la sécurité publique, et mobilise un important dispositif militaire. Pour éviter un bain de sang, O’Connell renonce à organiser l’événement. Cette décision brise l’élan de la campagne et provoque la déception de la Jeune Irlande, dont les membres reprochent également à O’Connell ses liens trop étroits avec l’Église catholique, sa collaboration avec les libéraux britanniques et son refus d’envisager le recours aux armes. La rupture, consommée en 1846, affaiblit encore le mouvement.
Entre-temps, O’Connell a été jugé en 1844 pour « conspiration contre la Couronne » et condamné, avec sept autres dirigeants de l’association, à une peine d’un an de prison. Au cours de leur détention, les prisonniers ont été photographiés : c’est ainsi que nous est parvenu ce daguerréotype, pièce unique où le visage vieillissant de l’homme, alors proche de ses 70 ans, apparait aussi patiné par le temps que son support. La libération d’O’Connell, intervenue après seulement sept semaines, prend des allures de triomphe. Dans les rues de Dublin, il est acclamé par la foule, à bord d’un carrosse pourpre et or tiré par six chevaux.
« Mr. O’Connell, in his triumphal car », Gravure / The Illustrated London News, 14 septembre 1844
Usé et affaibli par la maladie, O’Connell meurt à Gênes le 15 mai 1847, alors même que l’Irlande est ravagée par la Grande Famine . Il s’éteint sur le chemin d’un pèlerinage à Rome, sans avoir obtenu la souveraineté politique de son pays. Un échec qui n’aura terni qu’à la marge la popularité du « Roi des mendiants ».
Résonances internationales
Au printemps 1847, à chaque étape de son dernier voyage vers l’Italie, les hommages reçus soulignent l’ampleur de sa renommée. À Paris, Montalembert, grande voix du catholicisme libéral, célèbre sa stature internationale, tandis que, de Lyon à Marseille, des foules se pressent à sa rencontre :
Nous sommes tous vos enfants, ou plutôt vos élèves ; vous êtes notre maître, notre modèle, notre glorieux précepteur. C’est pourquoi nous venons vous apporter l’hommage tendre et respectueux que nous devons à l’homme qui, de nos jours, a le plus fait pour la dignité et la liberté du genre humain. […] Nous sommes venus saluer le Libérateur de l’Irlande. […] Mais vous n’êtes pas seulement l’homme d’une nation, vous êtes l’homme de la chrétienté entière. Votre gloire n’est pas seulement irlandaise, elle est catholique ! Partout où les catholiques renaissent à la pratique des vertus civiles et se dévouent à la conquête de leurs droits légitimes, c’est votre ouvrage. Partout où la religion tend à s’émanciper du joug que plusieurs générations de sophistes et de légistes lui ont forgé, après Dieu, c’est à vous qu’elle le doit.
Extraits du discours de Montalembert adressé à O’Connell le 28 mars 1847, à Paris, reproduit dans Le Correspondant, 1847, 18e vol., p. 641-651
Les démonstrations de sympathie et d’admiration qui avaient éclaté sur le passage d’O’Connell de Paris à Lyon ont été plus fréquentes et plus vives de Lyon à Marseille. À Valence, par exemple, O’Connell est monté sur le bateau à vapeur au milieu d’un concours considérable d’habitants, qui ont salué son départ par des acclamations qui auront rappelé à O’Connell son fidèle peuple d’Irlande. À Avignon et à Arles, les adresses de sympathies lui eussent été présentées si les ordres de son médecin ne se fussent opposés à toute manifestation de nature à l’impressionner vivement.
Extrait d’un article du journal L’Univers, 9 mai 1847
L’origine de sa notoriété plonge ses racines dans les décennies précédentes. La campagne pour l’émancipation des catholiques résonne bien au-delà de l’île. Le succès de 1829 est abondamment commenté, aux États-Unis et dans l’empire britannique. L’exemple irlandais inspire jusqu’au Bas-Canada, où Louis-Joseph Papineau, chef du parti « patriote », est surnommé dans les années 1830 « le O’Connell canadien ».
L’Europe suit également de près l’actualité irlandaise. Intellectuels, journalistes et hommes politiques – Prosper Duvergier de Hauranne, Charles de Montalembert, Gustave de Beaumont, Jacob Venedy, etc. – traversent la mer pour rencontrer O’Connell. De l’Espagne aux États germaniques, de la France à la péninsule italienne, la presse relate copieusement les événements d’Irlande jusqu’au milieu des années 1840. Affirmation du sentiment national, droits des opprimés, émancipation des peuples, libertés individuelles et collectives, rôle nouveau des masses dans la vie politique : autant d’enjeux transversaux et transnationaux qui trouvent un puissant écho sur le continent.
L’originalité d’O’Connell tient aussi à la manière dont il associe catholicisme, liberté et idée nationale. Dans une Europe où l’Église est presque partout l’alliée des pouvoirs réactionnaires, cette convergence séduit les pionniers du catholicisme libéral, en Rhénanie, en Prusse, à Rome. À Paris, l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, fondée en 1830, s’inspire ouvertement, dans son organisation et son fonctionnement, de l’Association catholique d’Irlande. À la mort d’O’Connell, les retentissantes oraisons funèbres prononcées par le père Ventura à Rome et par le père Lacordaire à Notre-Dame de Paris, insistent à leur tour sur la portée universelle du message de l’Irlandais et le présentent en symbole d’un catholicisme régénéré : « Dans notre âge de division », affirme Lacordaire, O’Connell a été « le premier médiateur entre l’Église et la société moderne. […] Il faut le suivre messieurs, si nous voulons servir Dieu et les hommes ».
La diversité des jugements portés sur l’homme reflète la dimension protéiforme du personnage. Dans le journal L’Univers, Louis Veuillot célèbre « le Moïse irlandais », Gustave de Beaumont dresse pour sa part le portrait du démocrate raisonnable, attentif aux attentes du peuple tout en sachant le canaliser, tandis que Flora Tristan salue le guide qui a fait pénétrer les doléances des exclus jusqu’à Westminster, et que Lamennais admire en 1835 le « colossal révolutionnaire […] qui pousse, de son bras vigoureux, le vieux monde dans l’abîme, et proclame le règne d’un nouveau droit, du droit des peuples, de l’égalité et de la liberté ». Dans les années qui précèdent les révolutions de 1848, son nom évoque, aux yeux de toute l’Europe, l’éveil des nations et la marche des peuples vers la liberté démocratique. Aucun autre leader irlandais du XIXᵉ siècle n’a atteint une telle reconnaissance internationale.
Après sa disparition, l’admiration persiste. Joséphine-Marie de Gaulle, grand-mère du futur Général – qui lui-même confia admirer O’Connell – lui consacre en 1848 une biographie en français, où elle le dépeint en homme providentiel.
Pour sa part, Jules Verne le fait figurer parmi les « grands hommes historiques » dont les portraits ornent la cabine du capitaine Nemo, aux côtés de Washington, Lincoln ou Manin. Ainsi, O’Connell demeure-t-il, jusque dans l’imaginaire littéraire, le symbole d’un combat universel pour la justice et la liberté.
Daniel O’Connell, Gravure / John Kirkwood, Dublin, 1841.
© National Library of Ireland
O’Connell, le pivot du laboratoire politique irlandais
L’Irlande des années 1820-1840 a donc été le creuset d’un espoir d’affranchissement collectif aux multiples ramifications, observé avec attention par le reste du monde. En choisissant d’impliquer les masses plutôt que de parler en leur nom, le mouvement national a créé les conditions de l’émergence du « peuple » comme acteur politique à part entière. Dans les sources de l’époque, ce phénomène apparait indissociable de la figure d’O’Connell. « On ne peut réellement se faire une idée de l’influence magique que cet être extraordinaire exerce sur les masses qui s’offrent à sa vue », écrit le consul de France à Dublin en 1830.
Pour nombre de ses compatriotes, O’Connell incarne à la fois « le même » (l’un des leurs, avec lequel ils partagent tant de choses et en qui ils se reconnaissent) et « l’autre » (l’unique, celui qui les conduit vers des horizons meilleurs). Il est en même temps le premier grand personnage politique populaire moderne et le dernier folk hero gaélique, au sens de la tradition. « L’arbre majestueux et sans reproche qui a grandi sur la terre gaélique », (an bile gan táir a d’fhás ón nGaeltacht), d’où il tire, selon le poète Aodh Mac Domhnaill, force et autorité.
Cette dernière est de nature « charismatique », en ce qu’elle repose avant tout, selon la définition de Max Weber, sur la légitimité accordée par celles et ceux qui lui reconnaissent des qualités hors du commun et sur l’espérance qu’ils ont placée en lui. Par ses discours, sa prestance dans le prétoire, à la tribune et au Parlement, par son attitude dans l’adversité comme devant ses partisans, O’Connell a personnifié la résistance et la dignité retrouvée, exhortant sans relâche ses compatriotes à ne plus baisser les yeux et à se relever d’une humiliation multiséculaire. Plus que tout autre, il a contribué à redonner confiance aux Irlandais, en particulier aux catholiques. Car, même s’il a toujours prôné l’ouverture envers les protestants, avec l’ambition de rassembler « le peuple universel d’Irlande », son combat pour l’égalité des droits, allié à la virulence de ses attaques contre l’ascendancy protestante, ont sans aucun doute accentué les clivages confessionnels et encouragé l’émergence du nationalisme catholique en Irlande.
Héritages et actualité
O’Connell est né un an avant la déclaration d’indépendance américaine ; il meurt à la veille des révolutions européennes de 1848. Sa vie a suscité depuis le XIXe siècle une littérature foisonnante, traversée d’interprétations souvent polarisées, entre louanges appuyées (le champion du catholicisme, le héros populaire, le grand patriote, le démocrate) et critiques virulentes (l’opportuniste, le démagogue).
Les festivités organisées à Dublin pour célébrer le centenaire de sa naissance, entrent dans la première catégorie. Pendant trois jours se sont en effet succédé discours, messes, défilés, banquets, feux d’artifice, concerts et régates sur la Liffey, en présence d’une foule compacte et de hauts dignitaires du monde entier. Les réjouissances sont placées sous le patronage de l’Église et de la ville. Le cardinal Paul Cullen y assiste, aux côtés de son ami Peter McSwiney, maire de Dublin et principal ordonnateur des cérémonies. On célèbre le grand catholique et l’homme de l’émancipation, à l’image de l’illustration qui orne la page de garde du volumineux album souvenir publié pour l’occasion, intitulé O’Connell Centenary Record.
Par le O'Connell centenary committee.
Exemplaire offert par Peter McSwiney au Collège des Irlandais.
© Bibliothèque patrimoniale du CCI
Par le O'Connell centenary committee.
Exemplaire offert par Peter McSwiney au Collège des Irlandais.
© Bibliothèque patrimoniale du CCI
Par le O'Connell centenary committee.
Exemplaire offert par Peter McSwiney au Collège des Irlandais.
© Bibliothèque patrimoniale du CCI
À l’inverse, John Mitchel et, à sa suite, nombre de républicains au XXe siècle, ont cultivé la légende noire de celui qui, à leurs yeux, « juste après le gouvernement britannique, fut le pire ennemi que l’Irlande n’ait jamais connu – ou plutôt son ami le plus fatal ». Après la « Révolution irlandaise » (1916-1923), la tradition du nationalisme constitutionnel et de l’agitation pacifique fut reléguée au second plan, éclipsée par d’autres mémoires d’engagement.
Mais le laboratoire politique irlandais des années 1820-1840 semble avoir retrouvé une forme d’actualité. Le 250e anniversaire de la naissance d’O’Connell, célébré en 2025, a donné lieu à plusieurs commémorations publiques marquantes, notamment une cérémonie officielle organisée à Derrynane House, retransmise sur la chaîne nationale RTÉ News, et un colloque de deux jours intitulé « O’Connell 250 Symposium : Liberty, Democracy, and the Struggle for Human Rights », tenu au Trinity College. La poste (An Post) a pour sa part émis deux nouveaux timbres de collection à son effigie, prolongeant ainsi la série de trois éditée en 1929 pour le centenaire de l’émancipation des catholiques. Ces initiatives se sont doublées de gestes mémoriels moins institutionnels, comme l’inauguration à Dublin d’une fresque murale haute en couleur, signée par Maser. Inspirée d’une première installation de l’artiste en 2010, elle affiche cette fois, en grandes lettres, la formule : « Emancipate Yourself ».
Le « moment O’Connell » de l’histoire irlandaise offre en effet une intéressante perspective historique sur nos débats contemporains, à l’heure où la démocratie représentative traverse une crise durable. À deux siècles de distance, des questions similaires sont posées sur ce qui conduit des individus à s’engager, s’organiser, se reconnaître dans un projet commun et derrière un leader populaire.
Certains traits associés à O’Connell évoquent ceux attribués aux figures populistes des XXe et XXIe siècles : le chef providentiel qui s’adresse directement au peuple et suscite une confiance quasi aveugle, la tendance à réduire la question sociale au patriotisme, ou encore certains signes d’un repli identitaire. Pourtant, si l’Irlande d’O’Connell fournit un cas d’étude précoce de mouvement national reposant sur les masses et la figure de son chef, l’expérience irlandaise ne peut être assimilée ni au nationalisme agressif de la fin du XIXe siècle, ni au populisme du début du XXIe siècle. La relation « directe » homme/peuple n’a jamais conduit au rejet des corps et des institutions intermédiaires (entrer au Parlement et y jouer un rôle fut même l’un des objectifs d’O’Connell). Le mouvement ne compte ni bras armé (on est loin, par exemple, du prétorianisme caractéristique des populismes latino-américains), ni moyen de coercition sur la population. Et surtout, le laboratoire irlandais a produit un élan émancipateur qui, bien que canalisé (notamment par la parole du chef), l’a emporté sur le repli nationaliste. L’expérience populaire de mobilisation nationale a diffusé un message d’espoir, une invitation à oser emprunter des chemins non balisés pour relever de grands défis, en particulier quand tout paraît bloqué et que le futur est incertain. Cet engagement collectif (la force des faibles), la conscience que le changement est possible, par la détermination de chacun et l’action coordonnée de tous, a bousculé les fondations d’édifices qui paraissaient les plus inébranlables, même si l’expérience est restée inachevée.
Responsabilité scientifique : Laurent Colantonio, Professeur d’histoire irlandaise et britannique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada
Pour aller plus loin
Laurent Colantonio est l'invité de l'émission Aujourd'hui l'histoire. Il évoque les critiques dont Daniel O’Connell a fait l’objet, à la fin de sa vie ainsi qu’après sa mort, notamment en raison de son parti pris pour la non-violence.
Cet épisode de Irish History Podcast retrace la vie de Daniel O’Connell, mêlant biographie, contexte historique et réflexions sur son influence politique. Une ressource utile pour découvrir son parcours d’« Émancipateur ».
Patrick Geoghegan consacre un épisode de son émission Talking History au 250e anniversaire de Daniel O’Connell, avec ses invités Christine Kinealy, Maurice Bric et Davide Mazzi.
Conférence proposée à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance de Daniel O’Connell. Patrick M. Geoghegan, professeur de Trinity College Dublin, aborde le combat d’O’Connell pour les droits civiques.
- Laurent Colantonio, L’homme-nation. Daniel O’Connell et le laboratoire politique irlandais, 1775-1847, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2023.
- Patrick Geoghegan, King Dan. The Rise of Daniel O’Connell, 1775-1829, Dublin, Gill and Macmillan, 2008 ; Patrick Geoghegan, Liberator. The Life and Death of Daniel O’Connell, 1830-1847, Dublin, Gill and Macmillan, 2010.
- Oliver MacDonagh, The Life of Daniel O’Connell. 1775‑1847, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1991.
- Fergus O’Ferrall, Catholic Emancipation. Daniel O’Connell and the Birth of Irish Democracy, 1820-1830, Dublin, Gill and Macmillan, 1985.
- Roman graphique : Jody Moylan / Mateusz Nowakowski, Daniel O’Connnell. A Graphic Life, Cork, The Collins Press, 2016.
Et de nombreuses autres références à découvrir dans les collections du Centre Culturel Irlandais. La Médiathèque est ouverte à tous, en accès libre et gratuit (lun-ven 14h-18h / merc 14h-20h).
Balzac, Honoré de, Lettres à Mme Hanska, textes réunis, classés et annotés par Roger Pierrot, Paris, Éd. du Delta, 1968, vol. 2, lettre 217, 6 févr. 1844, p. 374.
De Beaumont, Gustave, L’Irlande sociale, politique et religieuse, Paris, Gosselin, 1839, vol. 1, préface.
De Gaulle, Joséphine, Le Libérateur de l’Irlande, ou vie de Daniel O’Connell, Lille, Lefort, 1861.
Duffy, Charles Gavan, Young Ireland. A Fragment of Irish History, Londres, Paris et New York, Cassell, Petter and Galpin, 1880, p. 214.
Joyce, James, Ulysse, traduction et édition sous la dir. de Jacques Aubert, Paris, Gallimard, 2013, p. 183.
Lacordaire, Père Henri-Dominique, Éloge funèbre de Daniel O’Connell, Paris, Sagney et Bray, 1848.
Lamennais, Félicité, Correspondance générale, éditée par L. Le Guillou, Paris, A. Colin, 1977, vol. 6, p. 495, lettre 2468, à Montalembert, 6 oct. 1835. « Voir la lettre dans une autre édition ».
Mitchel, John, The Last Conquest of Ireland (Perhaps), Dublin, UCD Press, 2005 (1861), p. 136.
Murphy, John A., « O’Connell and the Gaelic World », in Kevin B. Nowlan et Maurice R. O’Connell (eds), Daniel O’Connell. Portrait of a Radical, Belfast, Appletree Press, 1984, p. 44.
O’Connell, Daniel, « Address to the honest and worthy people of the county Tipperary », 30 sept. 1828.
O’Connell Centenary Committee (by authority of), The O’Connell Centenary Record 1875, Dublin, Joseph Dollard, 1878.
The Speeches and Public Letters of the Liberator, édités par Mary F. Cusack, Dublin, McGlashan and Gill, 1875.
O’Connell, Daniel, His Early Life and Journal, 1795 to 1802, journal édité par Arthur Houston, Londres, Pitman, 1906.
The Correspondence of Daniel O’Connell, vol. 1, édition préparée et annotée par Maurice R. O’Connell, Shannon, Irish University Press, vol. 1, 1972 et vol. 4, 1977.
Tristan, Flora, Union ouvrière, éd. préparée par D. Armogathe et J. Grandjonc, Paris, Des femmes, 1986, à partir du texte de la 3e éd. (1844), p. 164-167, 223, 253.
Ventura, Rév. Père, La religion et la liberté. Oraison funèbre de Daniel O’Connell, prononcée à Rome, les 28 et 30 juin 1847, traduite de l’italien par l’abbé A. Leray, Paris, Lecoffre, 1847.
Verne, Jules, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Hachette, 1977, p. 310 (1e éd. 1870).
Weber, Max, Économie et société, Paris, Pocket, 1995 (1e éd. en all. 1921), vol. 1, chap. 3 ; Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996.
Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, Rapport sur les opérations du second semestre de 1831, Paris, aux bureaux de l’Agence, 1832.
Archives du ministère des Affaires étrangères, « Dépêche du consul Canclaux à Polignac, 28 janvier 1830 », Correspondance politique des consuls, Angleterre, volume 9.