Joyce in the City
Pour découvrir Ulysse, le chef-d’œuvre de James Joyce, et le scandale qu’il fit lors de sa première publication.
Cette introduction interactive permet de comprendre les origines de Ulysse, le chef-d’œuvre de James Joyce publié en février 1922, et le scandale qu’il fit lors de sa première publication. Au fil de votre lecture, découvrez aussi les nombreuses ressources numériques : photos, enregistrements d’archives, dramatisations, podcasts radio...
Joyce in the City
L’Ulysse de James Joyce est largement considéré comme étant le livre le plus important du 20ème siècle. Ode au corps humain attentive aux cheminements de la pensée, il annonça une nouvelle ère de modernité en art. Pour la première fois dans une œuvre majeure de la littérature, les exigences habituelles de l’intrigue sont remplacées par une passion pour la réflexion. Et ces cheminements de pensée sont parfaitement accordés au rythme des promenades à travers les rues de Dublin de ses deux personnages principaux, Leopold Bloom et Stephen Dedalus. Leurs déambulations reproduisent celles du protagoniste de l’Odyssée d’Homère, où Ulysse revient dans sa patrie armé de savoirs qui permettent une transformation profonde de sa culture.
De la même façon, Ulysse de James Joyce a permis de remettre radicalement en question ce qu’est la littérature et ce qu’elle peut faire. Un ‘monsieur tout le monde’ est transformé en artiste de la vie de tous les jours. Les soliloques, les monologues, qui étaient autrefois réservés aux personnages d’aristocrates, deviennent un moyen d’expression pour les gens ordinaires qui ne font rien de plus important que d’acheter un savon. Et pourtant, dans notre petitesse d’êtres humains, Joyce puise l’essence de notre grandeur.
« La ville comme monde »
« Trieste–Zurich–Paris. » Les mots qui clôturent l’Ulysse de Joyce font d’abord référence aux péripéties de l’auteur à travers l’Europe lorsqu’il écrivait son roman, mais ils démontrent aussi que, dans son entreprise de réécriture de l’épopée homérique, il tenait à ce que la ville soit le théâtre de l’héroïsme moderne. De Dublin, « dear, dirty Dublin », à Paris, Joyce savait que la ville était en passe de devenir, pour la conscience moderne, la totalité du monde, un environnement dominé par le nationalisme, des publicités qui alimentaient la production et la consommation de masse, et des changements fondamentaux dans la définition même de l’art. Les techniques de reproduction de l’image, comme la photographie, marquaient la fin de nombreuses théories sur l’art. L’essence de l’art était-elle de capturer fidèlement une image ? Voilà qu’une personne armée d’un appareil pouvait faire une photographie d’un paysage ou de la Joconde en restant bien plus fidèle à l’apparence de l’original que n’importe quel artiste. L’art se tourna alors vers l’intérieur, pour chercher à représenter les éclairs de pensée et d’inspiration qui reflètent la façon dont la pensée fonctionne réellement, ou plus audacieusement encore, le subconscient, au moment où la théorie freudienne révélait que nous sommes influencés ou même déterminés par des forces dont nous avons à peine conscience. Dans le même temps, la ville était pleine de distractions : bruyante, incohérente, fragmentée, elle est aussi un lieu de créativité et d’énergie. Joyce réconcilia cette dualité en ancrant sa fiction dans une seule ville, au milieu d’autres changements constants.
« Dear, dirty Dublin »
James Joyce est né à Dublin, en 1882, dans une famille de dix enfants. Dans son œuvre, il rend hommage aux passions excentriques de son père, ainsi qu’à son talent de chanteur. De Dublin, à l’éclat pourtant terni par son rôle de colonie de l’Empire britannique, le jeune Joyce hérita un amour de la narration et des mots, qui, dans cette ville à l’économie fragile, pouvaient eux-mêmes servir de monnaie d’échange. Cependant, la domination religieuse que l’Eglise catholique exerçait sur Dublin étouffait sa culture artistique, tandis que la domination politique anglaise privait l’Irlande des courants avant-gardistes du continent : le jeune Joyce n’eut donc d’autre choix que de quitter l’Irlande pour Paris à la recherche de la liberté artistique qui lui manquait. Avec lui partit Nora Barnacle, femme de chambre qu’il rencontra le 16 juin 1904, jour qui devint ensuite la date à laquelle se déroule l’action d’Ulysse et qui sera connu plus tard sous le nom de Bloomsday. Où que se trouvât Joyce, son art restait ancré à Dublin : Portrait de l’artiste en jeune homme (1914 et 1915), son recueil de nouvelles Gens de Dublin (1914), Ulysse (1922) et Finnegans Wake (1939) représentent tous sa ville natale, de façon fidèle et saisissante. Même si Joyce est mort à Zurich en 1941 et qu’il est enterré dans cette ville au cimetière de Fluntern, il n’a jamais vraiment quitté Dublin.
A propos de Paris
Il est difficile de nier l’importance qu’occupe Paris dans l’écriture et la publication d’Ulysse. La ville avait été témoin des effets de la Grande Guerre, pendant laquelle les valeurs traditionnelles glorifiées par Homère — comme l’honneur ou le courage — furent mises en danger par de meurtrières innovations techniques. Paris devint le cœur de l’avant-garde, un foyer pour des artistes qui repoussaient les limites de ce qui était considéré acceptable et qui s’efforçaient de chercher du sens dans un monde où il était difficile d’en trouver. A Paris, Joyce trouva une grande communauté d’expatriés, écrivains et artistes comme lui, à la hauteur de son talent et de son imagination, et partageant son expérience de l’exil.
Paris était aussi la ville de Sylvia Beach, propriétaire américaine de Shakespeare and Company, une librairie située au 12, rue de l’Odéon et second foyer pour Joyce. Elle fut sans aucun doute la personne la plus importante dans la publication du roman (cliquez ici pour écouter Sylvia Beach parler de son expérience de Joyce et d’Ulysse). Après plusieurs refus d’éditeurs qui considéraient le manuscrit obscène, Beach décida d’en prendre la publication en charge, proposition extrêmement risquée puisque, dans plusieurs pays, le livre fut saisi par la douane. Pourtant la notoriété du livre et l’attention qui lui fut portée menèrent à une décision importante du juge Woolsey aux Etats-Unis. Celui-ci affirma en effet que l’importance artistique de l’œuvre devait l’emporter sur tout doute concernant sa vertu morale (écoutez ici une adaptation dramatique des difficultés rencontrées lors de la publication du roman).
Un scandale épique
Quel était donc le « scandale » d’Ulysse ? L’intrigue en est assez simple. Il s’agit de l’histoire d’une seule journée — aujourd’hui connue sous le nom de Bloomsday — dans la vie de deux personnages : Stephen Dedalus, écrivain que l’écriture occupe assez peu (avatar de Joyce lui-même) et Leopold Bloom, juif et vendeur d’annonces publicitaires. Le roman s’ouvre avec le personnage de Stephen, de retour de Paris pour l’enterrement de sa mère, errant sans but et étranger à la scène artistique de Dublin, qui préfère recréer le passé mythique de l’Irlande plutôt que de se tourner vers l’avenir. Parallèlement, Bloom flâne à travers la ville, affrontant des représentations prosaïques d’aventures épiques : le Cyclope devient un nationaliste acharné incapable de percevoir l’humanité chez l’autre ; Eole, le dieu des vents, se retrouve dans les locaux d’un journal durant une discussion sur le discours d’un homme politique (cliquez ici pour écouter Joyce lire ce chapitre), tandis que le chapitre des Sirènes est empli de la beauté séductrice du chant.
Leurs itinéraires parallèles, qui représentent, d’après le roman, l’« artistique » et le « scientifique », tracent l’expérience humaine dans toute sa complexité. Joyce choisit de structurer son roman en se fondant sur l’Odyssée d’Homère, car Ulysse est « l’homme complet ». Au cours d’une même histoire, il est tour à tour père et fils, roi et mendiant ; il est aussi bien un marin qu’un fermier. Il parle aux dieux et descend au royaume des morts. Plus important encore peut-être, il parvient à ses fins grâce à son intelligence et sa persévérance, plutôt qu’en combattant des monstres et en vainquant des guerriers. De plus, il refuse de devenir immortel et préfère rentrer chez lui, auprès de sa famille. En d’autres termes, il représente l’entièreté de l’expérience humaine. Comme son pendant mythique, Bloom triomphe face à des monstres des temps modernes, comme le racisme et l’intolérance, grâce à la persévérance, la compréhension et l’amour.
Le « scandale » émerge de ce décalage. Ulysse dérangeait dans son rejet d’idées préconçues de ce qu’un roman devait être, tout comme les Impressionnistes et les Cubistes le faisaient pour la peinture. Joyce choisit de dépeindre la conscience de ses personnages, et plongeait même plus profondément encore, décrivant grâce à un mélange de styles et de symboles leur subconscient, dont bien des aspects semblaient inavouables en public, et pouvaient donc être considérés obscènes. Pourtant, jamais aucun roman n’avait saisi de si près la complexité de la pensée des personnes les plus ordinaires.
Conclusion
Il est parfois de rigueur, lorsqu’on commente l’audace stylistique d’un écrivain contemporain, de remarquer que « Joyce l’a déjà fait ». Pourtant, les raisons pour lesquelles Ulysse reste si important aujourd’hui vont bien au-delà de son inventivité langagière ou de son style. L’intolérance et la paralysie spirituelle qui frappent le Dublin de Joyce — et qui font encore aujourd’hui partie du paysage urbain — vont de pair avec une agilité joyeuse et légère : un jeu avec la forme, l’identité, le langage. La flexibilité narrative de Joyce, qui mêle les genres, les changements de narrateurs et de points de vue, transforme la lecture en un acte de résistance à la conformité et à l’autorité. Ainsi, Ulysse, incarnant à la fois l’éprouvante Dublin et l’audacieuse Paris, demeure une source d’inspiration pour les écrivains aussi bien que pour les lecteurs. Son héritage en tant que monument de la liberté d’expression est bien préservé.
Le CCI remercie University at Buffalo─The James Joyce Collection de l'avoir autorisé à reproduire les photos de James Joyce présentées ici. Cette collection fait de University at Buffalo la référence incontournable pour les études joyciennes : elle réunit plus de 10 000 pages de documents personnels de l’auteur, cahiers, manuscrits, photos, correspondances, portraits, souvenirs et documents éphémères, ainsi que la bibliothèque personnelle de Joyce et la totalité des essais et critiques parus sur son œuvre.
Responsabilité scientifique : Daniel Shea, PhD
La Médiathèque offre de nombreuses ressources complémentaires sur le sujet : la collection est ouverte à tous, en accès libre et gratuit (lun-ven 14h-18h / merc 14h-20h).