Jouez ! Jouez ! France-Irlande : 120 ans de rugby

L’Ambassade d’Irlande et le CCI célèbrent 120 ans de relations rugbystiques entre la France et l'Irlande.

Jouez ! Jouez !

France-Irlande : 120 ans de rugby

Cela fait plus d'un siècle que la France et l'Irlande s’affrontent dans des compétitions de rugby internationales. C'est une histoire passionnante et mouvementée, qui a bien évolué depuis la première rencontre qui a eu lieu à Dublin, juste après la Saint-Patrick, en 1909, jusqu'aux compétitions professionnelles de ces dernières décennies, jouées dans le cadre du Tournoi des Six Nations et de la Coupe du monde. Ces matchs sont la pièce maîtresse d'une relation sportive qui s'étend à tous les aspects du rugby, des matchs entre écoles et entre clubs jusqu'au rugby féminin.

L'histoire de cette rivalité rugbystique s'inscrit dans un échange culturel beaucoup plus vaste entre l'Irlande et la France. Elle a permis de réunir des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement. Les flux d'hommes et de femmes entre les deux pays ont permis d’approfondir les liens d'une manière mutuellement avantageuse, pendant de nombreuses années.

Au fil des décennies, les matchs de rugby, et tous les événements qui se sont déroulés autour d'eux, ont reflété les changements spectaculaires qui ont eu lieu dans la vie sociale, culturelle, politique et économique des deux pays. C'est l'histoire d'une rivalité, mais aussi d'une amitié dont la signification va bien au-delà du sport et du rugby.


Le capitaine de l’équipe de France, Paul Mauriat, rencontre le capitaine de l’équipe d’Irlande, William Victor Edwards, en amont d’un match international à Paris, en 1912. Edwards est mort au combat près de Jérusalem en 1917, alors qu’il servait parmi les Royal Dublin Fusiliers
© Bibliothèque nationale de France/ Gallica. Voir dans Gallica

La joueuse française Coco Lindelauf plaque l’Irlandaise Linda Djougang au Stade Ernest-Wallon, lors du Tournoi des Six Nations féminin, en 2022
© INPHO/Bryan Keane

Ronan O’Gara jouant pour l’Irlande face à la France lors du Tournoi des Six Nations, en 2011
Ronan O’Gara jouant pour l’Irlande face à la France lors du Tournoi des Six Nations, en 2011

©INPHO/Billy Stickland

Dans leurs similitudes et leurs différences, les traditions nationales de l'Irlande et de la France sont extrêmement interconnectées... [Ces] liens et ces influences culturels forts existent non seulement entre les écrivains, les penseurs, les hommes politiques, les chefs, les poètes, les peintres de ces deux nations, mais aussi et surtout dans l'imaginaire et le cœur de leurs peuples.

Benjamin Keatinge et Mary Pierse, 'France and Ireland in the Public Imagination'

Rugby School, 1859
Rugby School, 1859

Les origines

Le développement du rugby en Irlande et en France, au cours des dernières décennies du XIXe siècle, est largement influencé par la puissance culturelle de l'Empire britannique. La puissance et le prestige de cet empire facilitent la diffusion du rugby et d'autres sports anglocentriques tels que le football, le cricket et le tennis, dans le monde entier.

Le rugby se répand presque immédiatement en Irlande ; la relation entre deux îles unies dans un même royaume permet à l'Irlande d'être bien représentée dans les années de développement des sports modernes. Le Trinity College est le point de départ de la diffusion de nombreux nouveaux sports à leur arrivée en Irlande. Le premier club de rugby du pays y est fondé en 1854. Les diplômés de Trinity jouent un rôle central dans la diffusion du rugby en Irlande et dans la création de l'Irish Rugby Football Union (IRFU), dans les années 1870. Le rugby se développe dans les écoles les mieux dotées qui, sur le modèle de leurs homologues anglaises, aménagent des terrains pour que leurs élèves puissent y jouer. Les anciens élèves de ces écoles créent ensuite des clubs dans les villes et les villages d'Irlande où ils vivent ou travaillent. Le rugby s’impose dès lors comme le sport des classes moyennes irlandaises et s’affirme dans tous les comtés. Une équipe internationale irlandaise joue son premier match contre l'Angleterre en 1875 et participe au Tournoi des Quatre Nations - avec le Pays de Galles et l'Écosse - à partir de 1883.

La diffusion du rugby en France est également fortement influencée par la puissance économique et culturelle de l'Empire britannique. Des expatriés britanniques fondent d’abord un club de rugby au Havre en 1872, puis le Paris Football Club en 1879. La diffusion du jeu en France est par la suite favorisée par l’ «anglophilie aristocratique» incarnée par le baron Pierre de Coubertin, fondateur des Jeux olympiques modernes, selon lequel les Français doivent adopter les sports anglais. Cela permet de diffuser le jeu dans les écoles d'élite françaises, conduisant à la création des premiers clubs français autochtones : le Racing Club de France, en 1882, et le Stade Français, en 1883. Ces deux clubs s’affrontent lors de la première finale « nationale » française, en 1892, arbitrée par Pierre de Coubertin lui-même. Le jeu s’implante ensuite dans le reste du pays, à l’initiative des expatriés britanniques ainsi que de certains enseignants et étudiants. Lentement d'abord, puis plus rapidement, le rugby bénéficie d'un énorme soutien parmi toutes les classes sociales, en particulier dans le Sud-Ouest ; en France, il devient, petit à petit, un sport populaire, ce qui n’est pas le cas dans de nombreuses régions d'Irlande ou de Grande-Bretagne. Une équipe nationale est alignée pour la première fois lors d'un match test contre les All Blacks, à Paris, en 1906, puis, plus tard dans l'année, contre l'Angleterre, encore pour la première fois.

L’équipe d’Irlande, 1894

Tom Brown’s Schooldays
Tom Brown’s Schooldays

Le comité se permet de rappeler aux Irlandais que ces compétitions internationales, qui se déroulent toujours dans un esprit de grande cordialité, visent directement et fortement à éliminer les tensions entre les peuples et à inspirer à la jeunesse des deux pays des sentiments de respect et de tolérance mutuels.

Circulaire publiée par l’Irish (Rugby) Football Union, qui venait d’être créée, suite à sa réunion inaugurale, en 1874.

Le grand public était bien la chose dont nous nous préoccupions le moins et nous jouions simplement, en vrais amateurs, pour nous, et pour la joie d'échanger, entre amis, quelques aménités parlantes et agissantes.

Louis Dedet, avant du Stade Français, années 1890.

Premiers matchs

Le 20 mars 1909, peu avant 15h30, la fanfare de la police métropolitaine de Dublin entonne La Marseillaise et l'équipe de France foule, pour la première fois, le terrain de Lansdowne Road. Peu après, elle est rejointe par l'équipe irlandaise, qui est accueillie par des acclamations nourries. Des centaines de supporters français sont présents à Dublin pour assister au premier match entre les deux pays. Ils ont emprunté des calèches et des tramways pour se rendre à Lansdowne Road, parmi une foule estimée à plus de 5 000 personnes. A la fin, les Irlandais l'emportent confortablement, mais un premier pas est franchi dans l’histoire de ce qui s'avérera être une magnifique rivalité.

En réalité, des joueurs de rugby français étaient déjà venus à Dublin avant ce match : le Stade Français avait joué contre l'université de Dublin, à College Park, en 1900. Ce match s'était également soldé par une victoire facile des étudiants irlandais.

Lorsque l'Irlande se rend à Paris, à la fin du mois de mars 1910, c'est dans le cadre du Tournoi des Cinq Nations, dans lequel la France vient tout juste d'être officiellement admise. Malgré le «long voyage et la chaleur de la journée», l'Irlande s’impose avec cinq points d'avance. Les joueurs, les officiels et les supporters irlandais sont acclamés à leur départ de la gare de Westland Row à Dublin, d’où ils partent pour se rendre à Paris, via Londres, en train et en bateau.

Avec le temps, les matchs ne tardent pas à devenir beaucoup plus disputés. En janvier 1914, lorsque l'Irlande retourne à Paris, les journaux font état d'un « match équilibré » joué sous la neige devant 20 000 personnes, au Parc des Princes. Grâce à la présence, dans l'équipe française, de joueurs provenant d’autres régions que la seule région parisienne, le match est beaucoup plus intense. L'Irlande l'emporte de justesse, mais les germes des futures victoires françaises sont semés.

L’Irlande et la France s’affrontent à Paris le jour de l’An 1914
L’Irlande et la France s’affrontent à Paris le jour de l’An 1914

©INPHO/IRFU Collection

L’équipe irlandaise qui a affronté la France en 1913
L’équipe irlandaise qui a affronté la France en 1913

©INPHO/IRFU Collection

Jusqu'à une époque relativement récente, la France n'a jamais été sérieusement considérée comme un pays de rugby, mais ce qu'elle a réalisé cette année prouve que dans pas longtemps, et avec quelques leçons supplémentaires, elle pourrait occuper, sans aucun doute, une place de choix dans ce sport.

The Irish Times, 22 mars 1909

La Grande Guerre

Fin mars 1913, l'équipe de France arrive à Cork, par bateau, pour affronter l'Irlande dans le cadre du Tournoi des Cinq Nations. La ville est envahie par les supporters français et plus de 8 000 personnes assistent à la victoire de l'Irlande. Après le match, une grande partie du public et tous les joueurs se rendent à Cork Park pour assister à une course de chevaux.

Quelques années plus tard, des joueurs des deux équipes combattent et trouvent la mort pendant la Première Guerre mondiale. Parmi les joueurs ayant perdu la vie dans le conflit mondial figurent l'Irlandais Albert Lewis Stewart et le Français Albert Eutropius.

Albert Eutropius naît en Guyane française, avant de s'installer à Paris où il joue pour le Sporting Club universitaire de France. Le match contre l'Irlande constitue son unique sélection en équipe de France. Peu après, il se rend en Afrique, où il sert dans le service colonial français. Au début de la Grande Guerre, il est envoyé au Cameroun, avec le grade de sous-lieutenant. Il y meurt le 26 mai 1915 d'une balle dans la tête. Son nom figure sur le monument aux morts de Cayenne.

Albert Lewis Stewart, originaire de Belfast, est expert-comptable. Il rejoint la 36th Ulster Division au début de la guerre et participe à la bataille de la Somme en 1915. Bien qu'il ait survécu au carnage de cette terrible bataille, il est ensuite tué à Passchendale, en octobre 1917. Il a 28 ans et est enterré en Belgique. De nombreux autres joueurs de rugby irlandais - qui ont joué pour leur club et leur pays - sont enterrés en France. Leurs noms sont inscrits sur des monuments aux morts en France et en Irlande.

Au total, quelque 130 joueurs de rugby internationaux sont morts pendant la Grande Guerre. Certains étaient de véritables stars à leur époque, d'autres étaient beaucoup moins connus. À leur côté, des milliers d'autres joueurs de rugby jouant dans des clubs, des écoles et des universités ont également perdu la vie. Beaucoup d'autres ont porté les stigmates de la guerre jusqu'à la fin de leur vie.

Les joueurs français et irlandais se recueillant au Stade de Colombes devant un monument à la mémoire des joueurs de rugby morts pendant la Grande Guerre
© Bibliothèque nationale de France/ Gallica. Voir dans Gallica

‘Mackie’ était d’une sincérité à toute épreuve. Je n’oublierai jamais les jours mémorables de notre amitié, lorsque nous partagions les hauts et les bas de notre carrière de joueurs. Il a toujours supporté le poids des mêlées pour me faciliter la tâche et me faire briller.

Henry Walter (‘Harry’) Jack parle de son ami de toujours et coéquipier irlandais Vincent McNamara, mort au combat à Gallipoli, en 1915.

Maurice, c'était en jouant, une unité remarquable et pleine d'intrépidité. Une fois le ballon en sa possession, il avait une course rapide et déterminée.

Georges André, sprinter olympique et ailier international, sur son coéquipier Maurice Boyau, mort abattu dans son avion de chasse dans les derniers mois de la guerre.

L'entre-deux-guerres

Dans les années 1920, le rugby connaît un véritable essor en France et en Irlande. En Irlande, le nombre de clubs et de joueurs augmente. En 1929, 160 clubs et 59 écoles sont affiliés à l'IRFU. Toutes les provinces du pays voient croître leur nombre de joueurs, la croissance étant particulièrement forte dans le Munster. Ce phénomène est dû au lancement de nouvelles compétitions - en particulier pour les clubs juniors - et est particulièrement visible dans les villes rurales ; le rugby prend pied dans des régions où il n'avait jamais été populaire auparavant. Le développement de ce sport dans les écoles, sous l'impulsion des membres du clergé catholique dans tout l'État libre d'Irlande, joue également un rôle crucial. Le stade de Lansdowne Road est rénové et un nouveau terrain est aménagé à Ravenhill pour permettre la tenue de rencontres internationales de rugby, au nord et au sud de la nouvelle frontière qui divise désormais l'île.

En France, la popularité du rugby se reflète dans la manière dont il est représenté dans la culture populaire. Le film muet des années 1920 La Grande Passion, avec Lil Dagover, connaît un franc succès au cinéma : parmi les acteurs figure Adolphe Jauréguy, joueur de rugby français, qui interprète le rôle de capitaine de l'équipe nationale française. Le feuilleton et le film Le P'tit Parigot, qui raconte l'histoire d'un joueur de rugby qui a dû surmonter de nombreux obstacles pour jouer en équipe de France, connaissent un succès similaire. La radio, de plus en plus écoutée, apporte un nouveau média qui offre au rugby une place de choix. Le premier commentaire de match en direct remonte à 1923.

Les rencontres internationales de rugby entre les deux pays reprennent en 1920 lorsque la France s'impose pour la première fois à Dublin. Avec de nombreux joueurs français venant du sud-ouest du pays, où la popularité du jeu a explosé, la France commence à émerger comme une véritable puissance internationale du rugby. Ce sport, dominé jusque-là par une élite d’amateurs, devient un sport populaire. En résulte une équipe internationale désormais compétitive.

Et bien, parmi tous ces sports athlétiques, le plus joli, c'est le rugby.

Paroles de Maurice Chevalier, 'Rugby-Marche' (1924)

La France et l’Irlande s’affrontent à Belfast, en 1928
© Bibliothèque nationale de France/ Gallica. Voir dans Gallica

Entre 1920 et 1931, la France et l'Irlande s’affrontent une douzaine de fois, l'Irlande remportant sept matchs et la France cinq. Chaque match est très disputé. Malgré la partition de l'Irl ande en 1922, l'équipe de rugby est encore formée de joueurs provenant des deux côtés de la frontière. À partir du milieu des années 1920, les Irlandais jouent leur match à domicile contre la France à Belfast, attirant jusqu’à 25 000 spectateurs. En 1928, quelque 42 000 personnes assistent à un match au Stade de Colombes. Ce match international annuel devient un spectacle sportif et culturel extrêmement populaire.

Au début des années 1930, les tensions nées autour de la montée en puissance du rugby français prennent une telle ampleur que la France est bannie du Tournoi des Cinq Nations à partir de 1931. L'exclusion de la France s'explique, avant tout, par deux problèmes. Le professionnalisme illicite d’abord, considéré comme une sorte de « corruption » d’un sport manifestement amateur : de nombreuses rumeurs circulaient concernant le paiement des joueurs français. Le second concerne la prétendue brutalité du jeu, en particulier dans le Sud-ouest, où l'on considère que le rugby a engendré une violence presque institutionnalisée et ritualisée. Pendant le reste des années 1930, la France reste exclue et n'est pas autorisée à participer au Tournoi des Cinq Nations. La reprise des matchs entre les deux pays est une nouvelle fois reportée suite au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

L’équipe de France qui a affronté l’Irlande en 1924
L’équipe de France qui a affronté l’Irlande en 1924

©Bibliothèque nationale de France/ Gallica. Voir dans Gallica 

Jouer pour l'Irlande, c'était pour moi quelque chose de plus que le simple fait de porter une casquette. « Irlande », ont-ils crié lorsque nous sommes entrés sur le terrain de Lansdowne Road, et pendant un instant, nous avons été « l'Irlande » pour cette vaste foule de nos compatriotes. J'avais pris ma place aux côtés des « hommes au maillot vert », les héros de mon enfance. Cela a fait s’emballer mon imagination au-delà de l’entendement.

Robert Collis, 'The silver fleece' (1936)

L'après-guerre

Le 26 janvier 1946, l'Irlande affronte la France lors d'un match amical à Lansdowne Road. Cette rencontre avait été annoncée par l'IRFU comme une « date à marquer d’une pierre blanche pour le rugby irlandais », car elle ouvrait la voie au retour des matchs internationaux après la guerre. La France s’impose 4-3 et est réadmise dans le Tournoi des Cinq Nations en 1947. Toutefois, c'est l'Irlande qui connaît le plus de succès dans les années d'après-guerre. Elle remporte, en effet, le premier Grand Chelem de son histoire en 1948, grâce à une entrée en matière réussie face à la France au Stade olympique de Colombes, où l’Irlande gagne 13 à 6.

La France progresse et remporte son premier Tournoi des Cinq Nations en 1954. La même année, la France bat la Nouvelle-Zélande lors d'un match amical et, en 1958, elle devient le premier pays à vaincre l'Afrique du Sud sur son propre sol. Puis, en 1968, elle remporte son premier Grand Chelem. Il est désormais évident que l’« âge d'or du rugby-champagne servi par la sélection nationale » avait commencé.

Ces matchs s'inscrivent dans un contexte où la démocratisation du transport aérien transforme le sport de manière inédite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce phénomène permet d’organiser des compétitions internationales plus fréquentes pour un public de plus en plus nombreux, qui se déplace désormais pour soutenir son équipe. Les rencontres internationales de rugby organisées à Paris et à Dublin offrent d'excellentes occasions de rencontrer des gens, de boire, de manger, de chanter et d’évoluer dans une ambiance conviviale qui vient compléter l'expérience sportive. Dès les premiers matchs entre les deux pays, les supporters se déplacent en bateau et en train. La rapidité du transport aérien commercial et ses prix relativement abordables permettent d'atteindre plusieurs milliers de voyageurs.

Les clubs saisissent aussi l'occasion de se déplacer aussi souvent que possible. La popularité des tournées françaises de l'ère du jet est énorme à une époque où les joueurs amateurs doivent encore retourner au travail après les matchs. La tournée du Leinster, en 1958, au cours de laquelle le club s’envole pour la France et joue à Toulouse, en est un excellent exemple, qui s'est répété à plusieurs reprises au cours des années 1960. De son côté, Toulouse revient jouer deux fois à Dublin. De nombreux clubs entreprennent des tournées similaires au cours de ces décennies, avant que le rugby ne devienne un sport professionnel.

Entre 1975 et 2000, l'Irlande ne bat la France qu'une seule fois et ne réussit jamais à obtenir le moindre match nul à Paris. Pendant cette période, le panache et la puissance physique des Français ont raison des Irlandais. Dans la foulée, les noms de nombreux joueurs français deviennent familiers en Irlande, les matchs étant désormais retransmis à la télévision. Parmi les téléspectateurs, il y avait un homme, à Paris, qui, d’après ses dires, ne regardait la télévision que pour regarder le rugby. C’était l’écrivain Samuel Beckett. Comme il l’a raconté une fois au poète irlandais John Montague, il aimait le rugby, et en particulier le demi d'ouverture irlandais Ollie Campbell, et c'était la seule raison pour laquelle il possédait un téléviseur : «Uniquement pour les matchs et uniquement lorsque les Irlandais jouent».

L’équipe d’Irlande qui a affronté la France en 1956
L’équipe d’Irlande qui a affronté la France en 1956

© IRFU Collection

Les supporters irlandais et français au Parc des Princes, en 1982
© INPHO/Billy Stickland

Quand notre rugby, débarrassé de son vieux complexe d'infériorité, déploie ses ailes au soleil du printemps, ne peut-on pas le qualifier de joyeux ? Pourquoi affubler son jeune visage souriant d'un monocle ?

Abbé Henri Piste, 1960

Très malin, très vif, essayez-le au poste de demi d'ouverture. Il pourrait vous surprendre lorsque la lumière commencera à pâlir. 

Samuel Beckett explique pourquoi il aurait choisi James Joyce dans une équipe de rugby, malgré sa vue défaillante.

Le joueur français Serge Blanco dépasse l’Irlandais Simon Geoghegan afin de marquer un essai à Lansdowne Road, en 1981
© INPHO/Billy Stickland

Le maillot de l’Irlandais James Ryan, en 2018
Le maillot de l’Irlandais James Ryan, en 2018

©INPHO/Dan Sheridan

Professionnalisation

A la fin du vingtième siècle, le rugby se transforme. Des années de faux amateurisme (en particulier après la création de la Coupe du monde de rugby en 1987) finissent par forcer la main de l'International Rugby Board, et la pratique professionnelle est officiellement autorisée en 1995.

La professionnalisation du rugby donne, dans un premier temps, du fil à retordre à l'Irlande, jusqu’à ce que l'IRFU développe quatre franchises professionnelles liées aux quatre provinces irlandaises. Les meilleurs joueurs irlandais sont désormais liés à l'IRFU par des contrats cadres, ce qui permet à l'équipe nationale d'avoir la priorité dans la gestion des joueurs. Cela donne lieu à la période de succès la plus durable de son histoire, pendant laquelle l'Irlande bat tous les grands pays de rugby. Des Grands Chelems sont remportés, en 2009, 2018 et 2023, ainsi que six triples couronnes (2004, 2006, 2007, 2009, 2018 et 2022). Avec ces succès en toile de fond, le rugby acquiert une notoriété inédite, grâce à une couverture télévisuelle élargie et à l'augmentation du nombre de spectateurs.

En France aussi, la pratique professionnelle permet à ce sport d'atteindre de nouveaux niveaux de popularité et de succès. À trois reprises, l'équipe nationale atteint la finale de la Coupe du monde de rugby, avant de s'incliner de justesse. Au cours du nouveau millénaire, elle remporte à six reprises le Tournoi des Six Nations, réalisant même le Grand Chelem à quatre reprises (2002, 2004, 2010 et 2022).

L'Irlande et la France se sont affrontées quatre fois en Coupe du monde, la France ayant remporté les matchs en 1995, 2003 et 2007 et l'Irlande en 2015. Le Tournoi des Six Nations donne également lieu à des matchs historiques, notamment le tout premier match de rugby disputé à Croke Park, à Dublin, en 2007. Après ce match, le Président de la Fédération française de rugby, Bernard Lapasset, déclare : « C'était un grand honneur pour nous d'être le premier pays à jouer contre l'Irlande dans ce stade. Nous sommes conscients de la nature historique de ce lieu, non seulement pour le sport, mais aussi pour l'histoire de l'Irlande. Beaucoup de Français sont venus à Dublin spécialement pour ce match exceptionnel ».

Le Stade de France est mon stade préféré. Passer de Lansdowne Road à la surface du Stade de France était comme passer d’un champ de patates à un green de golf. Mais il n’y a pas que cela : il y a aussi tout ce que cet endroit représente. L’entrée sur le terrain doit ressembler à l'entrée des gladiateurs dans le Colisée. Les mauvaises expériences que l'Irlande a eues à Paris pendant ma carrière n'ont jamais changé ce que je ressentais pour cet endroit. En tant que joueur de rugby, c'est là que vous vouliez être.

Ronan O'Gara, 'My Autobiography' (2008).

Yannick Jauzion avance, avec le soutien de Tony Marsh, lors du match gagné par la France face à l’Irlande lors de la Coupe du monde 2003
Yannick Jauzion avance, avec le soutien de Tony Marsh, lors du match gagné par la France face à l’Irlande lors de la Coupe du monde 2003

©INPHO/Billy Stickland

Brian O’Driscoll félicité par Anthony Foley après avoir marqué un essai à Paris, en 2000
Brian O’Driscoll félicité par Anthony Foley après avoir marqué un essai à Paris, en 2000

©INPHO/Billy Stickland

L’excellent Antoine Dupont dans un Stade de France vide, en 2020
L’excellent Antoine Dupont dans un Stade de France vide, en 2020

©INPHO/James Crombie

Une affiche entre les deux meilleures nations mondiales. Des Irlandais revanchards. Des Français ambitieux. Du talent partout. Des colosses des deux côtés. On se doutait donc que ce choc ferait des étincelles. Mais nous n'étions pas préparés à ce niveau d'intensité, de folie, de relances, de contre-attaques, de plaquages, de combat. La première mi-temps de cet Irlande-France fut un sommet de jeu et d'intensité. Des équipes qui se rendent coup pour coup. Des actions somptueuses.

David Reyat, « Le XV de France tombe à Dublin avec les honneurs », Le Figaro, 11 février 2023

L’Irlandais Johnny Sexton réalise le drop de la victoire au Stade de France, en 2018, propulsant l’Irlande vers le Grand Chelem du Tournoi des Six Nations
L’Irlandais Johnny Sexton réalise le drop de la victoire au Stade de France, en 2018, propulsant l’Irlande vers le Grand Chelem du Tournoi des Six Nations

©INPHO/James Crombie

En ce nouveau millénaire, la rivalité n'a jamais été aussi intense et les matchs entre l'Irlande et la France sont parmi les meilleurs au monde. Le dernier match du Tournoi des Six Nations, à Dublin - remporté de justesse par l'Irlande le 11 février 2023 - reste l'un des plus beaux de l'histoire de la compétition, alors que les deux pays se trouvaient en tête du classement mondial, l'Irlande étant numéro un et la France numéro deux.

Les fans du Munster à Bordeaux à l’occasion du match contre Toulouse en 2000
Les fans du Munster à Bordeaux à l’occasion du match contre Toulouse en 2000

©INPHO/Billy Stickland

Rugby de club : une nouvelle ère

Le rugby de club en France et en Irlande est transformé par la Coupe d'Europe de rugby. Le Stade toulousain remporte la compétition lors de sa première édition en 1996 ; il est devenu depuis le club le plus titré, avec un record de six titres. Toulon (trois fois), Brive et La Rochelle ont également été sacrés champions d'Europe, tandis que six autres clubs français ont été battus en finale. En Irlande, la quête de la Coupe d'Europe est rapidement devenue une obsession pour les provinces désormais professionnelles. L'Ulster la remporte en 1999, le Munster en 2006 et 2008, et le Leinster en 2009, 2011, 2012 et 2018. Au fil du temps, les déplacements en France deviennent de grands classiques pour les joueurs comme pour les spectateurs.

L'attrait du rugby dans les deux pays est démontré par le nombre record de spectateurs enregistré lors des matchs de l'ère professionnelle. En 2009, au Croke Park à Dublin, un nouveau record du monde d'affluence pour un match de rugby à XV est établi, avec 82 208 spectateurs assistant à la victoire du Leinster sur le Munster, en demi-finale de la Coupe d'Europe. La passion pour le rugby dans les régions françaises est également exceptionnelle. Lorsque la finale du Top 14 se joue au Stade de France, l'affluence atteint les 80 000 spectateurs. En 2016, près de 100 000 spectateurs se rendent au Camp Nou à Barcelone pour assister à la victoire du Racing 92 sur Toulon pour la Coupe d’Europe.

Le Leinster contre La Rochelle, Finale de la Champions Cup, en 2023
© INPHO/Ben Brady

Une belle journée ensoleillée et l'un de mes matchs préférés de tous les temps. Les gens sont venus de Bruxelles, de Paris et de toute l'Europe. Nous avons pu compter sur de nouveaux supporters venant de partout.

Mick Galway se remémorant la victoire du Munster sur le Stade toulousain, en 2000, lors de la demi-finale européenne. Ce jour-là naît la Red Army : 5000 supporters du Munster se sont rendus à Bordeaux pour assister au match.

Le joueur du Munster Peter O’Mahony et le Toulousain Josh Brennan après un match, en 2023
Le joueur du Munster Peter O’Mahony et le Toulousain Josh Brennan après un match, en 2023

©INPHO/James Crombie

Le Toulousain Antoine Dupont plaqué par le joueur de l’Ulster Iain Henderson, en 2022
Le Toulousain Antoine Dupont plaqué par le joueur de l’Ulster Iain Henderson, en 2022

©INPHO/Laszlo Geczo

David Wallace plaque Emile Ntamack pendant le match opposant le Munster à Toulouse, à Bordeaux, en 2000
David Wallace plaque Emile Ntamack pendant le match opposant le Munster à Toulouse, à Bordeaux, en 2000

©INPHO/Billy Stickland

Rugby féminin

On ne peut nier la discrimination dont ont fait l’objet les femmes qui voulaient jouer au rugby. Les joueuses françaises ne participent pour la première fois à un match international de rugby qu’en 1982, et les Irlandaises qu’en 1993. Les deux pays s’affrontent pour la première fois en 1994. Près de 90 ans se sont écoulés depuis le premier match entre Irlandais et Français, ce qui en dit long sur l'ampleur de la discrimination dans le sport moderne.

Presque toutes les instances nationales et internationales qui régissent aujourd'hui le sport ont été fondées entre 1850 et 1900. Ces institutions reflétaient les préjugés sexistes de l'époque à laquelle elles ont été créées. C’était un monde d'hommes et le sport ne faisait que refléter ce simple fait. L'homme sportif devait être fort, vigoureux et endurant. Les femmes qui cherchaient à lutter contre ce préjugé devaient également contrer les paradigmes «scientifiques» selon lesquels une activité sportive excessive pouvait diminuer la capacité de procréer des femmes. Selon cette croyance, les femmes ne possédaient qu’un capital d’énergie limité et le fait de le gaspiller dans des activités sportives les empêchait de remplir leur rôle d'épouses et de mères. Avec le temps - quoique lentement – les choses ont commencé à évoluer. Ce changement reflète l'évolution de la place des femmes dans la société. Les femmes, en quête d’indépendance, s’y sont faites leur propre place, en travaillant dans la fonction publique, en obtenant des diplômes universitaires, en vivant seules.

Le sport joue un rôle important dans la modification de la perception du potentiel des femmes. Les femmes ont commencé à redéfinir le sport pour elles-mêmes grâce aux quelques pionnières qui ont su défier les conventions de leur époque. À la fin du XIXe siècle, les sportives réagissent en créant une culture sportive alternative autour de la crosse et du netball ; elles créent également leurs propres associations de golf et de camogie, par exemple, et le tennis féminin devient extrêmement populaire. Toutefois, pendant la majeure partie du vingtième siècle, les femmes n’ont pas leur place dans le rugby, même si, de temps à autre, l’on croit entrevoir quelques lueurs d’espoir. Par exemple, le rugby féminin a semblé en mesure de s'implanter en France dans les années 1920, et dans plusieurs pays, les femmes jouaient dans un cadre non officiel ou participaient à des matchs joués par des garçons. Mais le potentiel du rugby féminin s'est perdu dans un brouillard de machisme.

Ce n'est que dans les années 1970 que le rugby féminin commence à se structurer véritablement en France. C’est le reflet du changement social en cours, mais ce changement est lent, et entravé par l'antipathie des hommes à la tête du rugby français. En 1982, le rugby féminin a suffisamment progressé pour permettre la tenue du premier match amical international de l'histoire, entre la France et la Hollande, à Utrecht.


L’internationale française Lénaïg Corson
© INPHO/Bryan Keane

 Le rugby n'est pas adapté aux filles ou aux femmes pour des raisons psychologiques évidentes. Il est dangereux, physiquement et moralement. C'est pourquoi je vous demande de ne pas soutenir le rugby féminin.

Le Ministre français des sports, le Colonel Marceau Crespin, 1969

Des femmes françaises jouant au rugby, en 1922
© Bibliothèque nationale de France/ Gallica. Voir dans Gallica 

En Irlande, la situation des femmes évolue également, bien que plus lentement. Au cours des années 1980, des matchs de rugby se jouent ponctuellement par un nombre croissant de femmes irlandaises qui, à la fin des années 1980, sont au nombre de 200. Cela conduit, en novembre 1992, à la création de la All-Ireland Rugby League, avec des équipes provenant d'endroits aussi éloignés que Belfast, Dublin et Limerick, et à la création de l'Irish Women's Rugby Football Union (Union irlandaise de rugby à XV féminin). On ne peut pas nier que le rugby féminin n'a pas été soutenu correctement par les équipes masculines existantes. Il est vrai que le Blackrock Rugby Club a intégré l'équipe féminine à sa structure, lui a fourni des installations d'entraînement et de l'expertise et a mis à disposition ses terrains pour les matchs. Mais la plupart des clubs ont tout simplement ignoré le rugby féminin. Comme l'a souligné à l'époque Mary O'Beirne, présidente de la nouvelle Irish Women's Rugby Football Union, il s'agissait là d'une vision à très court terme : « Si davantage de clubs de rugby irlandais s'impliquaient dans le rugby féminin, je pense que les clubs en tireraient profit et que ce sport prendrait une autre dimension ».

Les années qui ont suivi ces premiers efforts, en Irlande, sont marquées par de nombreux revers. Une sorte d'âge d'or débute lorsqu'un groupe d’excellentes joueuses profite d’un intérêt croissant généralisé pour le rugby irlandais et de son succès pour réaliser le Grand Chelem dans le Tournoi des Six Nations, en 2013. En 2014, l'Irlande se qualifie pour les demi-finales de la Coupe du monde, grâce à une victoire face à la Nouvelle-Zélande, avant de remporter à nouveau le Tournoi des Six Nations en 2015. L'Irlande organise également la Coupe du monde de rugby féminin en 2017.

L’équipe nationale féminine irlandaise rencontre la France pour la première fois lors de la Coupe du monde en Écosse, en 1994. La France s’impose alors 31 à 0. Au cours de la décennie suivante, la France remporte chaque rencontre entre les deux équipes avec une certaine aisance, l'Irlande ne parvenant pas à marquer. Ce n'est qu'en 2009 que l'Irlande réussit à battre la France pour la première fois et, dans les années qui suivent, une série de matchs exceptionnels a lieu entre les deux pays. Il y a également eu une série d’excellents matchs de rugby à sept, entre des universités et des écoles, et entre clubs irlandais et français. La croissance est évidente : plus de joueuses, plus d'équipes, une plus grande exposition médiatique et une plus grande affluence. Mais les stigmates de la discrimination restent indéniables dans la différence de traitement qui persiste, dans de nombreux aspects du rugby, entre les hommes et les femmes.


Siobhán Fleming à l’entraînement de l’équipe d’Irlande féminine à Marcoussis, lors de la Coupe du monde 2014 en France
Siobhán Fleming à l’entraînement de l’équipe d’Irlande féminine à Marcoussis, lors de la Coupe du monde 2014 en France

©INPHO/Dan Sheridan

Fiona Steed et Nathalie Amiel se disputant le ballon lors de la rencontre entre la France et l’Irlande en 1999
Fiona Steed et Nathalie Amiel se disputant le ballon lors de la rencontre entre la France et l’Irlande en 1999

INPHO/Andrew Paton

Les joueuses irlandaises Alison Miller, Fiona Hayes, Gillian Bourke et Ashleigh Baxter à Paris pendant la Coupe du monde 2014
Les joueuses irlandaises Alison Miller, Fiona Hayes, Gillian Bourke et Ashleigh Baxter à Paris pendant la Coupe du monde 2014

©INPHO/Dan Sheridan

Enfin, j’ai eu ma chance. J'ai eu le ballon. Je sens encore aujourd’hui le cuir humide et son odeur, et je vois l'étiquette du laçage, sur l'ouverture. Je l'ai saisi et j'ai couru en esquivant, en m'élançant, mais j'avais tellement envie de marquer cet essai que je ne l'ai pas passé, peut-être quand j’aurais dû... Les spectateurs ont applaudi à tout rompre. J'ai souri à mes frères. C'était tout ce que j'avais espéré.

Emily Valentine raconte, dans son journal, le jour de 1887 où, à l'âge de dix ans, on lui a demandé de jouer dans l'équipe de ses frères à Enniskillen, Comté de Fermanagh

Les Irlandais en France - Les Français en Irlande

L'influence française sur le rugby irlandais est profonde et remonte au XIXe siècle. Elle est particulièrement évidente dans la création d'écoles secondaires où le rugby reste le sport principal. L'école qui est devenue le Blackrock College est fondée, en 1860, par le missionnaire français Jules Leman, de la Congrégation du Saint-Esprit et, dès la fin du XIXe siècle, elle est reconnue comme une pépinière de rugbymen. Au cours des décennies suivantes, l'influence des Français d'Irlande sur le rugby est profonde et diverse. Par exemple, après la création du Clontarf Football Club, celui-ci loue son premier terrain pour 3 livres sterling à Monsieur George, un acheteur de chevaux qui travaillait pour l'armée française. Bien plus tard, les administrateurs du rugby irlandais comprennent à quel point les Irlandais peuvent tirer profit de la pratique du rugby à la française. C'est ce qui pousse, dans les années 1960, des entraîneurs français, dont Julian Saby, entraîneur en chef du rugby en France, à venir en Irlande pour donner des cours sur les techniques de rugby et l’entretien de la condition physique. Dans les années 1970, Gérard Murillo, ailier et centre français dans les années 1950, donne également des cours pour entraîneurs en Irlande. Cette décennie voit également l'apparition, en Irlande, du « rugby éducatif » ; il s'agit d'une nouvelle forme de rugby pour les mineurs, créée sur le modèle français pour encourager le «rugby de course», où seuls les essais sont autorisés. L'Irish Independent note que cette méthode a « joué un rôle déterminant dans les progrès remarquables réalisés par la France ». Plus tard, en 1993, un autre Français, Jean-Pierre Bodis, écrit le meilleur essai jamais publié sur le rugby irlandais : Le Rugby d'Irlande: Identité, Territorialité.

Avec la professionnalisation du rugby en 1995, des joueurs et des professionnels irlandais refont leur vie en France. Le premier joueur de renom à avoir fait le voyage a été le deuxième ligne de l'équipe d’Irlande et du Leinster, Trevor Brennan, qui s’est installé en France en 2002 pour jouer pour le Stade toulousain, évoluant en Top 14. Brennan a participé à trois finales européennes consécutives avec Toulouse, entre 2003 et 2005, et en a remporté deux. Propriétaire et gérant de plusieurs bars à Toulouse, il est resté en France après sa retraite de joueur. Son fils Daniel a été capitaine de l'équipe de France des moins de 20 ans. Plus tard, en 2013, Jonathan Sexton part jouer pour le Racing 92 pendant deux ans, une décision qui a stupéfié le monde du rugby. D'autres joueurs irlandais de premier plan - de Donncha Ryan à Simon Zebo en passant par Linda Djougang - sont également partis jouer en France. L’entraîneur irlandais qui a eu, et a toujours, le plus de succès en France est Ronan O’Gara. Il a commencé sa carrière d'entraîneur en 2013 avec le Racing 92, puis, après un séjour en Nouvelle-Zélande, est revenu en France en 2019 en tant qu'entraîneur principal de La Rochelle. L'impact d'O'Gara est immense et immédiat puisqu'il a conduit La Rochelle en finale de la Coupe d’Europe à trois reprises. La Rochelle l’emporte en 2022, ramenant ainsi le premier trophée majeur de l'histoire du club, et en 2023.


L’international irlandais Ultan Dillane avec le trophée de la Champions Cup qu’il vient de remporter avec La Rochelle, en 2023
© INPHO/Laszlo Geczo

Quelle aventure ce serait de vivre et de jouer en France !

Jonathan Sexton, 2013

Antoine Frisch a rejoint le Munster pour trois ans à partir de la saison 2022-2023, devenant le dernier Français à avoir un impact sur le rugby irlandais
Antoine Frisch a rejoint le Munster pour trois ans à partir de la saison 2022-2023, devenant le dernier Français à avoir un impact sur le rugby irlandais

©INPHO/Ben Brady

Si je n'étais pas né français, j'aurais été heureux de représenter l'Irlande. J'aime le tragique, leur empathie, leur goût pour tout ce qui est plus grand que nature. En fait, j'ai un vrai faible pour eux. Leur incroyable combativité. Encore plus que de l'affection, j'éprouve une certaine forme d'admiration. Si je n'étais pas né français, j'aurais été très heureux d'être irlandais.

Jean-Pierre Rives, 2015

Vers l'avenir

L'histoire de la rivalité rugbystique entre la France et l'Irlande se renouvelle à chaque saison. Les pionniers qui ont organisé les premiers matchs n'auraient jamais pu imaginer l'impact extraordinaire de leurs actes et des générations de joueurs qui les ont suivis. Leur héritage s'étend bien au-delà du sport. L'évolution de la technologie - l'invention de l'avion, de la radio, de la télévision et, plus récemment, de l'internet - a rapproché les deux pays en permettant de jouer et de regarder des matchs plus fréquemment. Le choix de certains joueurs et entraîneurs irlandais de s'installer en France et vice-versa est une histoire très moderne. Il témoigne de la nature mondialisée du sport moderne en ce nouveau millénaire, mais aussi d'un amour commun de ce sport et du lien d’échange culturel qui unit l'Irlande et la France. C'est une histoire qui s'est déroulée sur plusieurs décennies. Elle est ancrée dans une expérience individuelle et collective qui a profité aux deux pays et il est indéniable qu’elle ne pourra que se développer et s’intensifier dans les années à venir.


L’équipe d’Irlande chantant l’Ireland’s Call avant de jouer contre la France, en 2023
L’équipe d’Irlande chantant l’Ireland’s Call avant de jouer contre la France, en 2023

©INPHO/Dan Sheridan

Ronan O’Gara et Levani Botia, respectivement entraîneur et joueur du Stade Rochelais, célébrant la victoire de leur club face au Leinster en finale de la Champions Cup, en 2023
Ronan O’Gara et Levani Botia, respectivement entraîneur et joueur du Stade Rochelais, célébrant la victoire de leur club face au Leinster en finale de la Champions Cup, en 2023

©INPHO/Dan Sheridan

Je crois vraiment que le rugby est devenu ma seconde peau. Il est ma nouvelle vie, totalement. C'est le fil conducteur de mes journées et il le sera, j'en suis sûr, jusqu'à ma mort.

Serge Blanco, 'Ce Fabuleux Rugby' (2015)

La Coupe du monde 2023

La Coupe du monde de rugby 2023 promettait d’être un point culminant des 120 ans de rivalité entre l’Irlande et la France. Les deux équipes avaient démontré leur capacité à remporter le titre dès les premières semaines du tournoi, la France écrasant la Nouvelle- Zélande lors du match d’ouverture et l’Irlande soumettant l’Afrique du Sud dans un match qui restera dans les annales. Une finale France-Irlande semblait se profiler. Mais les dieux du sport en ont décidé autrement. En quart de finale, l’Irlande s’incline face à une Nouvelle-Zélande irréprochable et la France face à une Afrique du Sud impitoyable.

L’histoire retiendra un tournoi qui promettait tant à ces deux nations, pour finalement rentrer bredouille. Mais pour des dizaines de milliers de supporters irlandais et pour le public français, cette Coupe du monde laissera des souvenirs indélébiles : l’accueil extraordinaire réservé à l’équipe irlandaise à Tours ; les week-ends ensoleillés à Bordeaux et à Nantes ; et surtout, les chants à Saint- Denis. La Coupe du monde 2023 ne s’est peut-être pas soldée comme les deux pays l’espéraient, mais elle a écrit le tout dernier chapitre d’une rivalité et d’une histoire d’amour – un mois où la France s’est teintée de vert.


Les joueurs de l’équipe d’Irlande ont reçu un accueil mémorable à Tours, le 2 septembre 2023, où près de 12 000 supporters français ont assisté à leur session d’entraînement ouverte au public.

Auteur : Paul Rouse, historien du sport et journaliste