Déshabiller le livre

Vagabondage entre les reliures de la Bibliothèque patrimoniale et l’histoire du livre

Déshabiller le livre

Vagabondage entre les reliures de la Bibliothèque patrimoniale et l’histoire du livre.


Élément de protection du livre, de personnalisation, de décoration, la reliure est un objet auquel les propriétaires de livres et les libraires ont recouru durant des siècles. Relier un livre est un procédé qui se fait en plusieurs étapes : on assemble les cahiers d’un livre en les cousant, puis on recouvre le livre d’une couverture. Cette couvrure peut devenir un support de décoration.

La reliure est un témoignage du passé qui nous est familier : nous en voyons régulièrement sur les rayonnages d’une bibliothèque qui conserve des livres anciens ou sur ceux d’une librairie qui en vend. Malgré cette forte présence, les historiens ont plutôt coutume d’étudier le contenu d’un document, à l’instar du texte d’un manuscrit, d’un livre imprimé ou d’une archive, que le contenant lui-même : l’étude des objets, bien qu’elle attise de plus en plus leur curiosité, reste à développer. Pourtant, pour qui prend le temps de les examiner, les objets révèlent de nombreuses informations, potentiellement complémentaires à leur contenu. Pour nous en convaincre, un seul exemple : celui de la reliure.

Observer une reliure permet de voyager : de suivre la circulation d’un livre depuis sa fabrication à sa dernière demeure, de faire une échappée dans les arts décoratifs, de se promener chez les propriétaires des livres, de fureter dans les bibliothèques où il est tantôt rangé couché, debout, coté, classé, regroupé avec d’autres en fonction de critères plus ou moins personnels selon les possesseurs. Étudier les reliures permet donc de réaliser des recherches historiques allant au-delà de la simple exploration des techniques de fabrication et des décors : la reliure s’inscrit dans l’économie du livre et témoigne de ses pratiques culturelles et sociales.

À ce titre, les reliures de facture modeste sont particulièrement intéressantes. Elles sont révélatrices de ces pratiques au quotidien. Cette exposition propose d’associer l’étude des reliures à celle des objets ordinaires en se concentrant sur des reliures du quotidien.

La bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais offre un observatoire très riche de ces reliures, qui ne sont pas des reliures de luxe mais des reliures que l’on appelle « courantes » et « soignées ». La principale différence entre les reliures de luxe, courantes et soignées réside dans leur facture et dans leur prix. Les reliures de luxe ont des décors fastueux. Elles sont très bien exécutées et sont plus ostentatoires que les autres. Certaines sont de véritables trésors, intégrant de l’ivoire ou des pierres précieuses. Le commanditaire de ces reliures est donc fortuné ou bien souhaite-t-il souligner le caractère remarquable d’un livre en le faisant finement décorer. Ces illustrations présentent une reliure dite « à la fanfare », un type de reliure aux décors assez spectaculaires.

Reliure en maroquin brun (peau de chèvre) à décor de fanfare, XVIIe siècle
Reliure en maroquin brun (peau de chèvre) à décor de fanfare, XVIIe siècle

Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris. 8 BB 1017 INV 1179 RES. Breviarium Parisiense…, Parisiis : S. et G. Cramoisy, G et N. Clopejau, 1657
© N. Boutros

Tranche dorée et ciselée, XVIIe siècle
Tranche dorée et ciselée, XVIIe siècle

Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris. 8 BB 1017 INV 1179 RES. Breviarium Parisiense…, Parisiis : S. et G. Cramoisy, G et N. Clopejau, 1657
© N. Boutros

La bibliothèque patrimoniale du CCI
La bibliothèque patrimoniale du CCI

© Ros Kavanagh

Les reliures soignées sont le fait d’amateurs de livres bien reliés, mais moins fortunés. Quant aux reliures courantes, elles sont réalisées à la demande de libraires ou de clients moins riches ou moins intéressés par la bibliophilie. Tous les livres de cette exposition possèdent des reliures de ce type.

La forte présence de reliures courantes et soignées dans les collections de la bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais est due à son histoire. La bibliothèque patrimoniale est notamment composée de livres issus d’établissements religieux parisiens fermés durant la Révolution française. La bibliothèque du séminaire des Irlandais – alors appelé Collège des Irlandais – disparaît elle-même lors des confiscations révolutionnaires. Elle se recompose au début de l’Empire avec la réouverture du Collège des Irlandais et elle récupère à ce moment-là des livres de ces établissements disparus, lesquels avaient, en leur temps, peu de ressources à allouer à leurs propres bibliothèques. Cela explique la présence de ces reliures ordinaires que nous verrons ici et sur lesquelles nous trouvons des marques de provenance variées.

Afin de mettre en lumière cette histoire, cette exposition porte sur des reliures françaises réalisées sous l’Ancien Régime. Nous verrons qu’entre histoire des collections de la bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais, histoire de la reliure, histoire du livre ou encore des bibliothèques, ces reliures portent en elles une invitation au voyage et au vagabondage.

Un atelier de reliure représenté dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
Un atelier de reliure représenté dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
Schéma illustrant les principaux termes utilisés dans l’exposition
Schéma illustrant les principaux termes utilisés dans l’exposition

© Mathieu Bidaux et Cécile Capot

Une reliure à la hollandaise, en parchemin
Une reliure à la hollandaise, en parchemin

Les rabats, le dos « long » (sans le relief dû à la couture des cahiers) et les lanières légèrement apparentes sur les plats sont caractéristiques des reliures à la hollandaise, qui s’emboîtent directement au livre et sont maintenues au corps du livre grâce à ces lanières. Ici, les lacets permettant de le fermer et de le protéger de la poussière ont disparu (trous visibles). Le décor a été ajouté postérieurement à la fabrication de la reliure.

FAUCHET Claude, Les Antiquitéz et histoires gauloises et françoises..., Genève : Paul Marceau pour la Société Caldorienne, 1611
© Damien Boisson-Berçu

Quelques éléments constitutifs de la reliure

Les composantes de la reliure sont nombreuses et leur combinaison ouvre le monde des possibles selon l’argent que l’acheteur de la reliure est prêt à débourser pour la personnaliser et la décorer.

En tant que protection, la reliure comprend différents éléments, parmi lesquels :

  • le cuir (la peau)
  • les ais (les plats du livre), plus ou moins rigides et épais selon leur composition en carton ou en bois
  • les gardes, une ou plusieurs feuilles insérées avant et après le corps de texte
  • les fermoirs, qui servent à maintenir le livre fermé dans le but de le protéger de la poussière

Ces différentes unités sont autant d’espaces de décoration.


Il existe différents types de peaux. À la bibliothèque du Centre Culturel Irlandais, nous trouvons essentiellement du parchemin, de la basane et du veau. On reconnaît la peau à son grain et à son altération.

Le parchemin est une peau dépilée puis séchée en la mettant sous tension. Les reliures en parchemin sont très répandues. Attestées depuis le début du Moyen Âge, un type particulier se répand au XVIIe siècle : « les reliures à la hollandaise », développées par les éditeurs Elzevier installés aux Provinces-Unies. Il s’agit d’une reliure s’emboîtant directement au livre. Elles sont reconnaissables à leurs dos sans relief, notamment. Ces reliures sont réalisées à bas prix, à la demande des libraires ou d’acheteurs peu fortunés. Dépourvues de décor, elles sont difficiles à dater.

La basane est une peau de mouton tannée, tout comme celle du veau. Le tannage s’obtient par l’action de substances naturelles ou chimiques et vise à produire une peau ferme et inaltérable.

Par ailleurs, certains éléments témoignent de reliures fabriquées à l’économie comme des morceaux de papier imprimé ou de manuscrits, recyclés pour constituer une partie de la reliure. Ces défets sont très intéressants : outre le témoignage qu’ils constituent concernant la fabrication et l’économie de la reliure, les textes qu’ils contiennent sont parfois les seuls fragments restants de certains ouvrages ayant totalement disparu.

Une reliure en basane
Une reliure en basane

Les peaux en basane (peau de mouton tannée) sont plus ou moins lisses, n’ont quasiment pas de grain et ont les pores écartés. Les parties dégradées ont un aspect duveteux. Dans le cas présent, il s’agit d’une basane brune.

PLUTARQUE, Les Oeuvres morales de Plutarque…, Paris : Toussaincts Du Bray, 1606
© Damien Boisson-Berçu

Une reliure en veau
Une reliure en veau

À la différence de la basane, les peaux en veau sont très lisses et les pores sont très rapprochés. La couvrure est en veau blond.

GONZAGA Francesco, De origine seraphicae religionis franciscanae..., Venetiis : Dominici Imberti, 1603
© Damien Boisson-Berçu

Un élément de la reliure en papier recyclé
Un élément de la reliure en papier recyclé

Une page d’un document manuscrit a été utilisée pour constituer cette garde. Il s’agit d’un extrait de concordance biblique – une table des mots employés dans la Bible précisant les textes qui les contiennent. Elle a probablement été écrite durant la deuxième moitié du XIIIe siècle dans le cadre de la pecia, un système de copie développé à destination des étudiants afin qu’ils disposent des ouvrages nécessaires à leur formation universitaire.

PAGNINO Sante, Santis Pagnini Lucensis Isagogae ad sacras literas liber unicus…, Coloniae : Joannes Kempensis, 1542
© Damien Boisson-Berçu

Apprenez à dater une reliure française en observant ses décors

La bibliothèque patrimoniale offre un observatoire privilégié des reliures françaises courantes et soignées exécutées entre les XVIe et XVIIIe siècles. Elle donne à voir l’évolution de ces reliures de facture plus ou moins modeste, réalisées avec plus ou moins d’application.

L’espace du livre recouvert par la peau (la couvrure) est propice à la décoration. La peau est ornementée à l’aide d’outils comme des fers à dorer. On parle alors d’estampage : à chaud s’il y a une dorure, à froid si l’on y a seulement laissé l’empreinte du fer. Les décorations s’obtiennent en combinant des fers et des outils différents. À mesure que l’on avance dans le temps, d’autres éléments sont ornés, à l’instar des gardes ou des tranches du livre.

Les décors des reliures courantes suivent ceux des reliures soignées avec un décalage de quelques années ou décennies. Du XVIe au XVIIIe siècle, les décors que l’on trouve sur les reliures sont rarement en lien avec le contenu du livre habillé.

Fers à dorer à motifs variés
Fers à dorer à motifs variés

© Suzelfe

Au XVIe siècle, les plats des livres reliés sont ornés d’un décor composé d’un encadrement de filets (dorés ou non) et parfois d’un médaillon placé au centre du plat et constitué d’entrelacs géométriques, de volutes, de feuillages. Au dernier tiers du XVIe siècle, des couronnes de feuillages apparaissent ainsi que des reliures parées des armes de leurs possesseurs. Ces reliures annoncent les décors du siècle suivant.

L’observation du dos est également importante pour dater une reliure. Au XVIe siècle, le titre apparaît progressivement sur le dos : avant cela, il n’était pas indiqué régulièrement sur la reliure. À partir des années 1530, on le trouve gravé directement sur le cuir, au deuxième caisson du dos.

Au XVIIe siècle, les décors des plats sont généralement sobres, ainsi que l’attestent les reliures conservées à la bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais. Nombre de ces reliures donnent à voir des plats peu décorés, si ce n’est de filets d’encadrement ou des armes des anciens possesseurs du livre.

Les plats peuvent même être exempts de décoration. Les nombreuses reliures en parchemin de cette époque possédées par la bibliothèque sont un autre témoignage de cette sobriété.

Exemples de fers de reliures du XVIe siècle, Raymond Bordeaux, 1858
Exemples de fers de reliures du XVIe siècle, Raymond Bordeaux, 1858

Oh, mon beau médaillon : une reliure du XVIe siècle
Oh, mon beau médaillon : une reliure du XVIe siècle

Les plats sont décorés d’un filet doré accompagné de trois filets estampés à froid ainsi que d’un médaillon central sur « fond azuré » (un fond composé de hachures dorées). Le titre est gravé directement sur le cuir au dos du livre, où se trouvent également des fers azurés, des filets dorés ainsi que les initiales (« DG ») d’un précédent propriétaire du livre.

REISNER Adam, Jerusalem..., Francofurti ad Moenum : [Georgium Corvinum, Sigismundum Feirabent et Vuigandi Galli], 1563
© Damien Boisson-Berçu

En revanche, les dos des livres sont plus habillés. Nous pouvons y observer différents fers. Le titre est gravé au deuxième caisson du dos et l’on voit apparaître progressivement un complément du titre ou la précision du tome du livre dans le troisième caisson.

La fin de siècle est à nouveau un moment de transition : citons le dos à la grotesque, composé de volutes disposées de façon très serrée ou des dos ornés de décors représentant des fleurs, des oiseaux, des grenades.

Exemples de fers de reliures du XVIIe siècle, Raymond Bordeaux, 1858
Exemples de fers de reliures du XVIIe siècle, Raymond Bordeaux, 1858

Un dos à la grotesque : une reliure du XVIIe siècle
Un dos à la grotesque : une reliure du XVIIe siècle

Cette reliure présente un dos à la grotesque : un décor composé de volutes disposées de façon très serrée. Il s’agit d’un décor caractéristique de la fin du XVIIe siècle. Les plats sont quant à eux vierges de tout décor, autre caractéristique des reliures courantes de ce siècle.

CASAUBON Isaac, Isaaci Casauboni epistolae editio secunda…, Magdeburgi et Helmstadi : Christiani Gerlachi et Simonis Beckensteini Brunovigae : Andreas Dunckerus, 1656
© Damien Boisson-Berçu

Enfin, au XVIIIe siècle, outre les décors floraux, le titre apparaît désormais gravé sur une « pièce de titre » (une pièce de peau appliquée sur la couvrure) et non plus directement sur le cuir au dos du livre.

Décor dit de fleur au naturel
Décor dit de fleur au naturel

© Julien Mouffron-Gardner

Un dos champêtre : une reliure du XVIIIe siècle
Un dos champêtre : une reliure du XVIIIe siècle

Le dos comporte une pièce de titre, une pièce le complétant et il est orné d’un décor composé de motifs floraux et des armes de la maison de Mailly, dont l’histoire est l’objet du livre. Notons que les plats sont parés d’une plaque centrale dorée (traces de dorure) aux armes de Claude-Joseph Le Jay (XVIIe-XVIIIe siècles, baron et gouverneur d’Aix-en-Artois). Le Couvent des Minimes a recouvert la plaque de ses propres armes.

SIMPLICIEN Paul Lucas, Extrait de la généalogie de la Maison de Mailly suivi de l’histoire de la branche des comtes de Mailly..., [Paris] : Ballard, 1757
© Damien Boisson-Berçu

Les marques de possession : un voyage dans l’histoire du document

Étudier la reliure d’un ouvrage peut être un bon moyen d’en savoir plus sur ses anciens possesseurs et ainsi remonter le fil de son existence : marquer sa propriété sur un livre est une pratique courante comme en témoignent les ouvrages conservés à la bibliothèque patrimoniale. Pour ce faire, les propriétaires disposent de différents moyens, comme matérialiser leurs initiales, leurs noms et leurs armes sur le plat ou le dos du livre ou apposer un ex-libris sur les gardes – une marque de provenance prenant la forme d’une annotation ou d’une étiquette. Ils peuvent également y faire figurer un ex-dono ou un ex-legato : il ne s’agit plus de souligner l’appartenance du livre mais de rappeler qu’il a été donné ou légué par telle personne.

Ces manifestations de la possession peuvent se combiner et sont faites pour être vues : selon leurs emplacements, tailles et lisibilités, elles s’inscrivent dans un geste plus ou moins ostentatoire. Elles reflètent différentes volontés : indiquer sa propriété sur un ouvrage auquel on tient particulièrement, marquer l’entrée du livre dans la bibliothèque, exposer cette dernière et mettre en évidence son statut social, souligner l’appartenance des ouvrages à une communauté dans le cas d’une bibliothèque collective, dédicacer son ouvrage, etc.

Reliure aux armes de Denis II Godefroy (1615-1681), historien, archiviste et conseiller de Louis XIV et ancien possesseur du livre
Reliure aux armes de Denis II Godefroy (1615-1681), historien, archiviste et conseiller de Louis XIV et ancien possesseur du livre

© Julien Mouffron-Gardner

Un ex-dono assorti de gravures
Un ex-dono assorti de gravures

Un ex-dono situé sur la page de droite précise que cet ouvrage a été « donné au P. de Goussencourt célestin par Mr de Berthelot ». Des gravures collées dans le livre représentent les parents de Goussencourt. Le portrait de sa mère est suivi d’un texte manuscrit dressant la généalogie familiale, liée à la maison Chastillon, dont l’histoire est l’objet du livre. Goussencourt a ensuite donné l’ouvrage à un autre couvent que le sien, avant que le volume n’arrive dans cette bibliothèque.

DU CHESNE André, Histoire de la maison de Chastillon sur Marne, contenant les actions plus mémorables des comtes de Blois et de Chartres…, Paris : Sebastien Cramoisy, 1621
© Damien Boisson-Berçu

Pour qui cherche à voyager dans l’histoire du document, d’autres traces plus discrètes peuvent indiquer un ancien possesseur qu’il est alors moins aisé d’identifier. Le nouveau propriétaire du livre peut même désirer effacer les traces des anciennes appropriations. C’est le cas de livres portant l’ombre d’une ancienne reliure ou présentant des marques surchargées, grattées ou biffées. Les ouvrages de la bibliothèque patrimoniale regorgent de ces indices : un couvent profite de l’espace laissé vide dans un médaillon pour y mettre ses marques ; tel religieux, bibliothécaire de telle congrégation, raye le nom d’un ancien possesseur puis inscrit son ex-dono avant de donner un ouvrage à l’établissement ; telle bibliothèque recourt à différents ex-libris selon les époques.

Nous voyons qu’il est très courant qu’un exemplaire passe plusieurs fois de main en main : les marques peuvent alors se cumuler ; on s’inscrit dans une lignée de propriétaires, voire de lecteurs. Les pratiques de lecture sont également différentes des nôtres. Lire plume à la main, annoter des ouvrages, est alors répandu (découvrir l'exposition virtuelle consacrée à ce sujet). La face intérieure des plats et les gardes offrent des espaces privilégiés : ici, les annotations peuvent témoigner de l’appropriation du contenu du livre ou bien de son support en tant qu’espace d’écriture, un support sur lequel il est possible de trouver des notes variées, parfois sans lien avec le texte.

Un ex-libris ajouté dans un médaillon
Un ex-libris ajouté dans un médaillon

L’ex-libris « MA » surmonté d’un oméga était utilisé par le Couvent des Récollettes de Sainte-Claire. Il a été ajouté au XVIIe siècle sur cette reliure réalisée au XVIe siècle, au centre du médaillon

© Julien Mouffron-Gardner

Un livre relié plusieurs fois
Un livre relié plusieurs fois

Cette reliure date de la Renaissance, période où l’art ottoman inspire la reliure occidentale. Les plats portent les traces d’une reliure dont elle a été recouverte au XVIIIe siècle et dont elle conserve encore le dos. Ce livre, selon ses possesseurs et l’époque, a donc été considéré différemment, d’abord habillé d’une reliure soignée puis d’une reliure plus ordinaire.

PAGNINO Sancte, Thesaurus linguae sanctae..., Lugduni : Sebastianus Gryphius, 1529
© Damien Boisson-Berçu


Un livre très utilisé

Les gardes situées à la fin du livre ont servi de support d’écriture. Nous y trouvons des traits de plume et un grand nombre d’annotations diverses. L’intérieur du livre, largement annoté, témoigne d’une lecture attentive et commentée du texte. Enfin, la page où se trouve le titre du livre atteste d’au moins quatre propriétaires.

ARISTOTE, Aristotelis ad Nichomacum filium de Moribus quae Ethica nominantur libri decem..., Parisiis : Dionysii a Prato, 1569

© Damien Boisson-Berçu

© Damien Boisson-Berçu

© Damien Boisson-Berçu

© Damien Boisson-Berçu

Explorez une bibliothèque de l’Ancien Régime grâce aux reliures

Comment étaient classés et rangés les ouvrages entre les XVIe et XVIIIe siècles ? Observer une reliure permet de se projeter dans une bibliothèque aujourd’hui disparue.

D’abord, le titre. Selon son emplacement, il indique la façon dont le livre était rangé. Au Moyen Âge, le livre est couché : la présence de clous – les ombilics – et de coins – les cornières – en témoigne, lesquels perdurent jusque vers 1530. Leur rôle est de préserver la reliure des frottements. Entre la seconde moitié du XVe et le XVIe siècle, le livre est conservé debout, la gouttière – la tranche opposée au dos du livre – face au lecteur ainsi que l’atteste l’inscription du titre à cet emplacement sur les reliures courantes. Au XVIe siècle, le titre se déplace sur le dos du livre. Cette pratique est entérinée au siècle suivant, où l’on voit progressivement arriver un second titre sur le dos ou la mention du tome. Le rangement à la verticale perdure de nos jours, mais, désormais, le dos se trouve face au lecteur.

Le titre est donc un élément important dans la datation des reliures. Son évolution est révélatrice d’une progression dans la façon de présenter les livres et par conséquent dans l’évaluation de leurs contenus ainsi que dans la mise à disposition des savoirs qu’ils contiennent.

Par ailleurs, s’il ne faut pas oublier que le rangement des livres répond à des problèmes pratiques, l’organisation d’une bibliothèque est aussi révélatrice de la manière dont son propriétaire conçoit le monde, classe les savoirs et les met à disposition. Un certain nombre d’ouvrages porte des signes relatifs à leurs agencements dans les bibliothèques par lesquelles ils sont passés, comme leur cote : un code qui détermine l’emplacement du document sur les rayonnages.

Éléments d’une reliure...
Éléments d’une reliure...

Très abîmée, cette reliure donne à voir différents éléments dont certains sont des témoignages rares : reliquats de fermoirs, d’ombilics et de décoration estampée à froid, plats en bois. 

ZWINGLI Ulrich, Opus articulorum sive conclusionum..., Tiguri : Christophorus Froschoverus, 1535
© Damien Boisson-Berçu

... presque cinq fois centenaire
... presque cinq fois centenaire

Le nom de l’auteur et les premiers mots du titre de cet ouvrage publié en 1535 sont reportés sur la gouttière. Le dos est constitué de défets de manuscrits médiévaux teintés à la couleur du cuir.

ZWINGLI Ulrich, Opus articulorum sive conclusionum..., Tiguri : Christophorus Froschoverus, 1535
© Damien Boisson-Berçu

Les livres de la bibliothèque patrimoniale montrent bien que la cotation peut différer d’un établissement à l’autre : suite de chiffres, codes alphanumériques, cotes intégrant une localisation géographique ou des éléments de classification – précisant une discipline, par exemple. Toutes les solutions sont donc possibles pour coter ses ouvrages, ce qui atteste d’une gestion des bibliothèques moins normée qu’aujourd’hui.

Nous pouvons également trouver des mentions de catalogues. Elles visent à retrouver un ouvrage sur les rayonnages voire à garder la trace de la date d’entrée du livre dans ledit catalogue. En étudiant ces reliures, nous voyons que certains livres ont été inscrits dans plusieurs catalogues, ce qui indique que la gestion de la bibliothèque dans laquelle ils se trouvaient a évolué ou bien que ces ouvrages ont été successivement la propriété de plusieurs bibliothèques.

Où était rangé ce livre il y a plus de 300 ans ?
Où était rangé ce livre il y a plus de 300 ans ?

La cote « mus-A. Tab-19a. N°34 », située au centre de la page, indique l’emplacement du livre dans la bibliothèque des Jacobins de la rue Saint-Honoré qui en fut précédemment propriétaire : armoire A, tablette 19a, livre n° 34. Cette cote permet d’avoir aujourd’hui une idée des espaces et de l’organisation de cette bibliothèque.

HERMANT Godefroy, La Vie de S. Athanase, patriarche d’Alexandrie, divisée en douze livres..., Paris : Pierre Aubouyn, 1671
© Damien Boisson-Berçu

Un exemple d’organisation des savoirs au XVIIe siècle
Un exemple d’organisation des savoirs au XVIIe siècle

A la bibliothèque du Couvent des Blancs-Manteaux, à laquelle cet ouvrage a appartenu, la cote, « hist. Rom. N°. III. ss. B. PA. 4 », intègre un élément de classification, lequel vise à organiser les savoirs et les connaissances : ici, l’histoire romaine.

© CCI

Une bibliothèque en évolution entre les XVIIe et XVIIIe siècles
Une bibliothèque en évolution entre les XVIIe et XVIIIe siècles

La bibliothèque du Prieuré de Saint-Martin-des-Champs a inscrit trois fois ce livre dans son catalogue ou dans trois catalogues différents : une fois le 28 octobre 1686 (« Ex libris S. Martinia Campis cat. Inscriptus 1686 die 28.8 bris »), une autre fois en 1695 (« catalog inscript 1695 »), puis en 1761 (« anno 1761 », surchargeant la date précédente).

VOSSIUS Gerard Jean, Gerardi Joannis Vossii historiae de contreversiis quos Pelagius eiusque reliquiae moverunt libri septem..., Amstelodami : Ludovicum et Danielem Elzevirios, 1655
© Damien Boisson-Berçu

Découvrez un processus de patrimonialisation

L’étude de ces reliures permet de prolonger le voyage jusqu’à nos jours : en nous penchant sur ces objets, nous trouvons des traces bien plus récentes de leur exploitation, lesquelles nous font cheminer dans l’histoire plus contemporaine de la bibliothèque patrimoniale.

À commencer par les traces laissées par Maurice Caillet (1910-2008), conservateur renommé chez les bibliothécaires, qui s’intéressa à la bibliothèque à titre personnel dès les années 1970 et y travailla bénévolement jusque dans les années 1990. Son étude des reliures fut précieuse pour l’accomplissement de la nôtre, et pour cause : il a laissé, au stylo, sur les plats d’un certain nombre de livres, ses conclusions relatives à l’identification des commanditaires de ces reliures en précisant les sources sur lesquelles il s’était appuyé. Ses travaux constituent eux-mêmes un apport à l’étude des reliures car il parvient à identifier des armes non encore relevées par des spécialistes et publie, en 1982, un article intitulé « Les reliures anglaises des XVIe et XVIIe siècles de la bibliothèque du Collège des Irlandais à Paris ».

Le conservateur à l’étude
Le conservateur à l’étude

« Les fers aux monogrammes IHS et MA seraient d’après Franklin (Alfred). - Les anciennes bibliothèques de Paris, t.3, p. 441, les marques de possession des Récollettes de Sainte-Claire de Paris. » : cette annotation de M. Caillet donne un aperçu du rôle scientifique du conservateur et de la méthode de travail employée ici. Relevons également l’ex-libris imprimé et le défet de manuscrit.

JANSEN Cornelius, Commentarii in ecclesiasticum..., Lovanii : Petrum Zangrium Tiletanum, 1569
© Damien Boisson-Berçu

Les reliures anglaises des XVIe et XVIIe siècles de la bibliothèque du Collège des Irlandais à Paris, Maurice Caillet
Les reliures anglaises des XVIe et XVIIe siècles de la bibliothèque du Collège des Irlandais à Paris, Maurice Caillet

Ces travaux de recherche ont servi de base à notre étude des reliures françaises de la bibliothèque patrimoniale. Elle se veut complémentaire à celle de Maurice Caillet et souhaite participer à la progression de la connaissance des reliures conservées de nos jours au Centre Culturel Irlandais.

© Damien Boisson-Berçu

Trois étapes de restauration
Trois étapes de restauration

Ces trois ouvrages ont été restaurés à l’aide d’un papier japon de couleur claire. Lors du chantier de restauration, le Centre Culturel Irlandais a fait le choix de préserver l’aspect esthétique de la bibliothèque patrimoniale car sa physionomie témoigne des bibliothèques du XVIIIe siècle. Il a ainsi été décidé de colorer le papier japon afin de réaliser une mise au ton aussi proche que possible de la couleur du cuir, sans toutefois chercher à masquer les interventions. Trois étapes de restauration sont visibles ici, à différents endroits selon les ouvrages.

© Damien Boisson-Berçu

La bibliothèque du Centre Culturel Irlandais a opéré un important chantier de préservation des collections patrimoniales. Ces campagnes de maintenance et de conservation ont permis le dépoussiérage et la restauration des reliures, premières victimes des agents destructeurs et des manipulations des livres. Cette entreprise a permis à la bibliothèque d’ouvrir la consultation de ces ouvrages aux chercheurs et de mener des actions de valorisation. Les dégradations inhérentes à la longue vie des livres ayant été stabilisées, les risques liés aux manipulations lors de leur consultation sont moins élevés. Ce chantier fut très bénéfique aux reliures.

La restauration patrimoniale n’a pas cherché à dénaturer l’ouvrage en le dotant d’une nouvelle reliure mais à en conserver le plus d’éléments afin d’altérer au minimum les traces du passé. Une approche de type archéologique a été privilégiée : toutes les opérations de restauration effectuées sont réversibles et l’on a laissé visibles les traces témoignant des vies antérieures du document. Les trois livres ci-dessus illustrent différentes étapes de ce chantier. Les travaux de Maurice Caillet et ce chantier de restauration témoignent d’un nouvel usage de ces reliures au XXe siècle.

Les reliures, à l’instar des livres qu’elles contiennent, ont changé de statut de façon flagrante : d’objets ordinaires, du quotidien, elles sont passées à des objets d’études, historiques, patrimonialisés, ainsi qu’en témoigne également cette exposition. Ces nouvelles traces laissées par les exploitations contemporaines seront peut-être exploitées à l’avenir par des historiens comme nous l’avons nous-mêmes fait dans cette exposition.

Conclusion

Loin d’être le fruit d’un travail d’artiste, les reliures conservées à la bibliothèque patrimoniale sont plutôt celui d’une activité commerciale, s’insérant dans la chaîne économique du livre. Leur valeur n’est pas moindre, bien au contraire car elles mettent en lumière les usages du livre : sa circulation, son appropriation, son appréhension. Elles renseignent également sur les pratiques des bibliothèques publiques comme privées : la tenue d’un catalogue, le rangement des ouvrages, la manière dont le contenu d’un livre est évalué, la façon dont on classe le monde et les savoirs et dont on diffuse ces derniers à ses usagers, voire la façon dont on souhaite orienter leurs lectures.

L’étude des reliures est complémentaire à l’étude du contenu des ouvrages, le tout étant à mettre en rapport avec la période historique concernée : un propriétaire appose ses armes sur tel livre ou bien sur tous ceux de sa bibliothèque, un lecteur inscrit ses notes de lecture sur la garde collée, un autre considère que tel livre se rapporte à tel domaine d’étude ou y fait apposer un titre raccourci lui paraissant plus significatif, un dernier achète un livre déjà passé entre les mains de différents possesseurs et ayant circulé dans des endroits que des recherches historiques permettent d’identifier.

Les reliures donnent donc davantage à voir que l’histoire d’un simple objet : elles nous entretiennent sur leurs possesseurs et relatent la façon dont ceux-ci et leurs époques les considéraient, tout comme la façon dont ils considéraient le livre. Dernier exemple en date : notre propre époque, où les reliures anciennes conservées en bibliothèque sont désormais considérées comme des documents patrimoniaux, sur lesquels il est défendu d’écrire ; de même qu’il est interdit d’entreprendre de dé-relier les livres pour les habiller de façon plus contemporaine. Mais, nous l’avons vu : les reliures ont la vie longue et leur voyage ne s’arrêtera peut-être pas là.


Responsabilité scientifique : Cécile Capot
Doctorante en histoire
Élève-conservatrice des bibliothèques
Boursière du Centre Culturel Irlandais

Le chantier de restauration : un nouvel événement dans la vie des reliures
Le chantier de restauration : un nouvel événement dans la vie des reliures

© Barbara Laborde

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