Le volume vivant
La longue vie des livres de la Renaissance
Le volume vivant : La longue vie des livres de la Renaissance
L’objet livre. Un témoin discret de la culture de la Renaissance
L’invention de la presse à imprimer par Gutenberg au milieu du XVe siècle transforma l’Europe. On se mit à produire alors en quelques mois, non plus un exemplaire unique d’un livre, mais plusieurs centaines voire des milliers. Grâce à cette nouvelle technologie, on produisit en l’espace de 50 ans (entre 1450 et 1500) autant de volumes qu’au cours des mille années précédentes. Cette croissance exponentielle eut un impact profond. Le prix de chaque exemplaire chuta et même des lecteurs modestes purent dès lors acquérir des volumes.
Mais la quantité de livres produite satura rapidement le marché traditionnel. Les imprimeurs se devaient de chercher d’autres moyens de distribuer leur production. Face à ce problème, un réseau de distribution se mit en place, organisé par la personne en passe de devenir la figure clef du monde du livre au cours des siècles suivants : le libraire. C’est grâce à lui que les livres furent imprimés, exportés et mis à la portée du plus grand nombre à travers l’Europe puis, rapidement, dans le monde entier.
Derrière ce titre de « libraire » se cachait en réalité des rôles très différents. Au plus près du lecteur, on vit émerger le libraire détaillant, proposant des volumes à l’achat dans sa boutique. Plus distant, mais néanmoins essentiel, le marchand-libraire était quant à lui un grossiste qui permettait la diffusion de la production. Enfin, le libraire-éditeur commercial prit rapidement le pas sur l’imprimeur, investissant dans la production d’une édition dont l’impression était exécutée à ses frais.
Avec ce système sophistiqué, les livres purent rapidement voyager à travers l’Europe. Les éditions imprimées dans d’autres villes comme Bâle ou Venise se trouvaient aisément dans les boutiques parisiennes dès le début du XVIe siècle.
La collection de la bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais est un exemple frappant de ce mélange international, avec des imprimés provenant de tout le continent.
Les traces de ces voyages, le parcours entrepris par les livres, le moment de leur arrivée en France puis dans les fonds de la bibliothèque sont souvent dévoilés par les volumes eux-mêmes. On tire beaucoup d’enseignements à les examiner minutieusement et à rechercher des indices révélateurs, à la manière d’un détective cherchant à percer un mystère.
Au-delà des questions relatives à la provenance des livres, chaque exemplaire comporte également des détails qui témoignent de la façon dont on personnalisait les volumes pour les lecteurs. Ce travail était entrepris soit par les vendeurs qui cherchaient à rendre les imprimés plus attractifs, soit par l’acheteur qui s’appropriait le livre en le transformant, le rendant ainsi unique.
L’histoire des volumes illustre l’état d’esprit de l’Homme du XVIe siècle face au livre. Après son impression, une édition restait très modulable. La manière dont chaque possesseur choisissait de la préserver nous montre comment il en appréhendait le contenu et la façon dont il voulait organiser ses connaissances.
Enfin, les marques et les ajouts de chacun sont autant de pistes qui nous laissent entrapercevoir comment le lecteur voulait utiliser ses volumes.
La préparation des livres
Dans l’atelier de l’imprimeur, on entassait les feuilles nouvellement imprimées en piles dont le contenu et la forme étaient identiques.
Mais si l’imprimerie permettait de créer des centaines d’exemplaires interchangeables, chaque volume prenait en revanche très rapidement une forme et des caractéristiques qui le rendaient unique.
Pour vendre la production, les libraires qui jouaient le rôle d’éditeur commercial distribuaient les feuilles auprès d’un réseau de libraires détaillants qui, eux, proposaient le livre dans leurs boutiques. C’est au cours de ce processus, et avant même que les lecteurs ne les achètent, que l’on commençait à transformer les exemplaires pour les rendre plus attractifs à la vente.
Pour ce faire, les libraires avaient à cœur de démontrer par divers ajouts que leurs ouvrages étaient récents et comportaient toutes les nouvelles les plus importantes – quitte à amender leurs pages de titre.
On préparait également des reliures pour les acheteurs. Contrairement à aujourd’hui, la reliure d’un livre se faisait en général après l’achat, mais souvent dans la boutique du libraire. Elle était ainsi unique et variait considérablement en termes de matériaux, d’aspect et de qualité. En observant certaines reliures de plus près, on peut découvrir des détails extraordinaires, comme des feuilles d’éditions plus anciennes qui n’avaient plus de valeur commerciale.
Achat et personnalisation
Une fois le livre acheté, un processus de personnalisation de l’objet commençait. Chaque possesseur cherchait à rendre son livre unique : il adaptait la reliure à son goût, facilitait la consultation de son livre et l’harmonisait pour qu’il s’intègre au mieux dans sa bibliothèque.
À la Renaissance, on cherchait par exemple souvent à inscrire le nom de l’auteur et le titre du livre sur la tranche pour faciliter son identification sur les rayonnages. En effet, à cette époque on rangeait les livres avec la tranche vers l’extérieur.
On cherchait également à s’approprier le livre par le biais d’une marque de possession : une note manuscrite, des armes estampées sur les plats de reliure, un tampon ou encore un ex-libris imprimé, souvent inséré sur une page de garde ou à l’intérieur du premier plat.
Ce travail de transformation du livre ne se limitait pas au premier possesseur. La vie d’un livre était longue et les volumes passaient de main en main par achat, don ou legs. Comme le montre une annotation manuscrite sur l’un des livres de la bibliothèque, cette transmission du livre pouvait même passer par la vente aux enchères.
La longue vie d’un exemplaire ainsi que les tentatives d’appropriation successives pouvaient avoir des effets surprenants. On tentait de masquer le nom des propriétaires précédents en rayant les ex-libris ou en découpant une partie de la page de titre pour enlever une signature ou un tampon, quitte à endommager le livre. On pouvait aussi intervenir sur la reliure pour cacher le nom d’un ancien possesseur et préparer le livre pour une nouvelle bibliothèque.
Ces interventions étaient parfois encore plus radicales. Dans une collection de taille conséquente, un livre pouvait aisément se trouver isolé sur les étagères et on cherchait alors à le modifier pour le rendre plus accessible, par exemple en l’attachant physiquement à un autre livre portant sur un sujet similaire.
Organisation et utilisation
Le travail de personnalisation d’un ouvrage engendrait souvent une réflexion sur l’utilisation qu’un possesseur souhaitait en faire. Cette utilisation avait un impact profond sur la vie d’un volume : elle déterminait non seulement où le livre était rangé, comment il était présenté mais modifiait également sa réalité physique.
On avait peu de scrupules à enlever la reliure originale d’un livre pour insérer le texte dans une nouvelle reliure avec d’autres ouvrages similaires. Ces recueils de textes divers étaient le plus souvent réalisés par un possesseur en fonction de ses besoins, dès l’achat d’éditions neuves dans la boutique d’un libraire ou à n’importe quel moment de la vie du livre. Ces recueils constituent donc une source extraordinaire pour comprendre les pratiques des lecteurs de la Renaissance et démontrent comment on pouvait chercher à organiser ses textes pour les rendre accessibles et faciles d’utilisation.
Le volume composé de deux livres unis par une simple ficelle vu dans la section précédente représente, d’une certaine façon, une forme primitive de recueil.
Le plus souvent, lors de la constitution d’un recueil, on tentait de créer un vrai volume avec sa propre reliure, même si parfois on peinait à trouver un titre satisfaisant, comme le démontre ce volume portant le titre « Divers livres ».
Dans d’autres cas, on s’efforçait de rendre les titres d’un volume plus clairs.
À travers ces recueils, on découvre comment des lecteurs détournaient un texte de son but premier pour une utilisation différente de celle envisagée par l’auteur ou l’éditeur commercial.
Le possesseur pouvait également intervenir autrement qu’en associant différents textes les uns aux autres. Ainsi, lorsqu’on achetait un livre pour une utilisation bien précise, on pouvait insérer des feuillets blancs pour faciliter le processus d’annotation.
L’interaction avec le texte
L’abondance des annotations d’un ouvrage pouvait amener à changer la forme même d’un livre et de sa reliure. Mais le plus souvent l’interaction avec le texte était moins évidente et prenait la forme d’interventions manuscrites sur les pages du volume.
Dans la majorité des cas, ces marques de lecteurs ne sont pas particulièrement loquaces. Typiquement, on notait dans la marge les idées principales développées dans le texte imprimé pour en faciliter la consultation et retrouver aisément une citation ou un passage. On surlignait ou soulignait aussi des mots ou des lignes dignes d’intérêt et on attirait l’attention avec une petite manicule. Ces pratiques illustrent l’assiduité avec laquelle on consultait une édition et nous montrent ce qu’un lecteur de la Renaissance pouvait retenir lorsqu’il lisait.
Les réactions sont parfois plus intéressantes, notamment quand elles révèlent le contexte intellectuel et physique dans lequel baignait l’annotateur. Cet exemplaire des Six livres de la république nous montre que le lecteur devait avoir un autre ouvrage à portée de main et opérait une association thématique entre les deux écrits. On pouvait également recopier des textes entiers sur les pages de garde, comme ce poème sur une page de garde.
Dans certains cas, les notes dévoilent le parti pris de l’annotateur. Tantôt elles louent l’auteur et le sujet du livre, tantôt elles les condamnent. Le parti pris pouvait d’ailleurs changer d’un lecteur à l’autre.
Dans le contexte religieux complexe d’un siècle qui vit un déchaînement pamphlétaire et polémique important, la censure jouait également son rôle et encourageait les lecteurs à réagir.
Auteurs et bibliothèques
La bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais est l’héritage du Collège des Irlandais, séminaire installé en ce lieu à la fin de l’Ancien Régime. La collection telle que nous la connaissons aujourd’hui n’est pas celle d’origine. En effet, la collection d’origine fut saisie pendant la Révolution française puis dispersée.
Lorsque le Collège fut reformé après la Restauration, il fut impossible de recréer fidèlement le fonds original. À la place, des volumes provenant d’une variété d’anciens établissements religieux - couvents, monastères ou autres collèges parisiens - furent versés à l’institution pour recomposer une bibliothèque.
Ce manque d’unité apparent (courant dans les collections patrimoniales, souvent composées de nombreuses saisies révolutionnaires) ne fait pourtant pas de cette bibliothèque une collection comme les autres. Si les volumes viennent en effet de provenances variées, plus de 20 % des livres de la Renaissance comportent la mention manuscrite « Liber bibliothecae Anglorum Parisiis » sur la page de titre ou un ex-libris gravé, signifiant de fait leur appartenance passée au Séminaire anglais de Paris. Une partie significative de la collection se rapporte ainsi aux Îles Britanniques.
Cette cohérence de thème et de provenance est cependant limitée et l’on trouve des exemplaires d’origines diverses. Ces exemplaires ont parfois appartenu à la bibliothèque de contemporains célèbres, souvent eux-mêmes auteurs. On peut notamment citer cette édition latine de l’Histoire ecclésiastique ayant appartenu à Thomas Beauxamis, l’un des polémistes et théologiens les plus prolifiques du XVIe siècle.
Parfois, ces ex-libris rattachent le livre à de grandes collections de la période ou à des possesseurs ayant joué un rôle politique et religieux de premier plan. On trouve même dans la bibliothèque patrimoniale du Centre Culturel Irlandais des volumes jusque-là inconnus des chercheurs, portant la signature d’importantes figures du monde littéraire.
Conclusion : La longue vie du livre
Après son impression, le livre de la Renaissance continuait donc à changer, à évoluer, à être amendé et adapté par ses possesseurs successifs.
Cette longue vie du livre nécessite aujourd’hui qu’on puisse suivre ses mouvements et altérations en schématisant sa vie comme dans le diagramme ci-dessous, pour mieux appréhender son histoire.
On retrace par exemple ci-dessus les propriétaires successifs de l'ouvrage Summe, d'Antonin de Florence, présenté dans cette exposition.
Le théologien catholique parisien du XVIe siècle, Henri Mauroy, fit relier le livre et y fit apposer son nom, suivi par Michel Denys qui ajouta son nom sur la page de titre avec le prix d’achat.
Le volume appartint ensuite à Antoine de Morry, conseiller et aumônier auprès d’Henri IV, puis à l’évêque Léonor d’Estampes de Valençay (1589-1651).
Le volume passa alors, par le biais d’intermédiaires inconnus, à François de Montorcier (1685-1741) qui devint directeur du séminaire des missions étrangères en 1726.
À sa mort, le livre fut légué à la bibliothèque de l’ordre où il resta jusqu’aux confiscations révolutionnaires.
Après les troubles révolutionnaires, il arriva à la bibliothèque patrimoniale du Collège des Irlandais, où il se trouve toujours.
Reconstitué grâce aux marques, ex-libris et tampons divers, ce long parcours nous révèle comment chaque volume doit son existence aujourd’hui à l’intérêt et à la vigilance de ses possesseurs successifs.
Ce sont ces volumes exceptionnels que l’on peut consulter et admirer au Centre Culturel Irlandais.
Responsable scientifique : Malcolm Walsby
Professeur d’Histoire du livre à l’Enssib
Directeur du Centre Gabriel Naudé
Boursier du Centre Culturel Irlandais
Petit glossaire de l’exposition
- Armes estampées : l’estampage est un procédé de décor de reliure par frappe de fer ou de plaque.
On parle d’estampage à chaud lorsqu’on applique sur le cuir de la reliure un fer chauffé, sur lequel est apposée une feuille d’or. On reporte ensuite cette dernière sur le cuir, créant ainsi un décor doré.
On parle en revanche d’estampage à froid lorsqu’on applique un fer chauffé directement sur le cuir, ce qui laisse un décor non coloré sur la reliure. - Édition : tous les exemplaires d’un livre dont la totalité ou la majeure partie ont été imprimés avec la même composition typographique.
- Exemplaire : chaque copie d’un livre issu d’une édition donnée.
- Ex-libris : inscription ou vignette apposée à l’intérieur d’un livre, qui signale le nom de son propriétaire.
- Incunable : terme désignant un ouvrage imprimé avant 1501.
- Manicule : représentation manuscrite ou imprimée d’un index tendu, pour attirer l’attention du lecteur sur un passage important du texte.
- Plats : surface en carton sur le dessus et le dessous du livre, qui donne sa rigidité à la reliure et protège le livre.
- Provenance : information sur les possesseurs et/ou utilisateurs successifs d’un livre qui permet de retracer l’histoire du volume.
- Tranche : surface formée par l’épaisseur des feuilles d’un livre. La tranche peut rester vierge, être rehaussée de feuilles d’or ou donner des informations sur le contenu du livre.